Ouvrage | Covid-19 : regards croisés sur la crise
Les mouvements sociaux à l’épreuve de la crise pandémique : mêmes problèmes et nouvelles organisations ?
Les mouvements sociaux ont été profondément touchés par les mesures de confinement sans précédent qui ont exhorté des millions de citoyens à rester chez eux. Pourtant et loin de disparaître, les mouvements sociaux tout en s’adaptant à des circonstances inattendues ont radicalisé leurs revendications et ont été particulièrement actifs et innovateurs pendant cette période difficile.
Si la nature et l’ampleur des mouvements sociaux répondant à une crise pandémique globale ont été largement déterminées par les contextes nationaux, il n’en demeure pas moins qu’ils ont tous rempli des rôles relativement similaires. Partout, ils ont dénoncé le poids des inégalités structurelles face à la pandémie, ont œuvré pour mettre en place des réseaux de solidarité et de suivi des politiques nationales et ont été aussi un relais d’information via des campagnes d’éducation populaire. Dans cet article, je reviendrai sur la manière dont les mouvements sociaux ont été influencés par la crise pandémique et je focaliserai plus particulièrement sur les enjeux organisationnels auxquels ils ont dû faire face.
« Nous étions là avant le confinement, nous étions présents pendant, nous sommes toujours là aujourd’hui, ce n’est pas une surprise. Nos revendications sont toujours d’actualité : plus de moyens pour le service public et contre l’injustice sociale ».1 C’est ainsi que nous rappelle Jérôme Rodriguez - l’une des figures du mouvement des gilets jaunes - que la crise pandémique n’a fait qu’exacerber des dysfonctionnements structurels déjà existants et mobilisant depuis quelques années de larges secteurs de la société française. Cette déclaration résonne avec les revendications de l’ensemble des révoltes et mouvements/soulèvements vécus un peu partout dans le monde au cours de cette dernière décennie. De Tunis à Santiago en passant par Hong Kong, New York ou encore Dakar, des citoyens sont descendus régulièrement dans la rue pour exiger la dignité, la justice sociale et/ou la démocratie. Si 2019 restera l’une des années les plus actives en termes de mouvements sociaux dans le monde, la pandémie Covid-19 en secouant tous les domaines de la vie en société a interrompu brusquement cette vague mondiale de manifestations. Les mouvements sociaux ont été profondément touchés par les mesures de confinement sans précédent qui ont exhorté des millions de citoyens à rester chez eux. Pourtant et loin de disparaître, les mouvements sociaux tout en s’adaptant à des circonstances inattendues ont radicalisé leurs revendications et ont été particulièrement actifs et innovateurs pendant cette période difficile. Si la nature et l’ampleur des mouvements sociaux répondant à une crise pandémique globale ont été largement déterminées par les contextes nationaux, il n’en demeure pas moins qu’ils ont tous rempli des rôles relativement similaires2. Ils ont dénoncé le poids des inégalités structurelles face à la pandémie, mis en place des groupes d’entraide, de solidarité et de suivi des politiques nationales et ont été un relais d’information via des campagnes d’éducation populaire.
Dans cet article, je reviendrai sur la manière dont les mouvements sociaux ont été influencés par la crise pandémique et je focaliserai plus particulièrement sur les enjeux organisationnels auxquels ils ont dû faire face.
Une radicalisation des revendications et des alliances élargies
La pandémie constitue à la fois une expérience partagée par des milliards de personnes dans le monde et un défi vécu différemment selon des conditions profondément inégales en termes de travail, de logement et d’accès à la santé. La crise sanitaire a non seulement révélé au grand jour les conséquences meurtrières de l’inégalité d’accès aux soins de santé public aussi bien dans les pays du Sud que dans les pays du Nord mais elle a également intensifié les problèmes sociaux et politiques largement dénoncés par les différents mouvements sociaux au cours de la dernière décennie. L’impact de la marchandisation des services de santé, la réduction des ressources publiques imposées par les politiques d’austérité et d’affaiblissement de l’État providence, s’est fait particulièrement sentir dans l’incapacité des gouvernements à répondre efficacement à l’ampleur de la crise sanitaire. Outre les défis économiques et sanitaires immédiats, la pandémie a mis en évidence les effets dramatiques des inégalités sociales et économiques structurelles en frappant d’abord les minorités ethniques, les personnes âgées, les femmes ou les populations des quartiers pauvres. La corruption et l’inefficacité des gouvernements face à la crise ont fait des milliers de morts supplémentaires. La pandémie a été aussi l’occasion de rappeler l’urgence de la question écologique en montrant que la contagion a été particulièrement intense et la mortalité plus élevée dans les zones les plus polluées.
Sur un plan politique et pour répondre à l’ensemble de ces défis, les mouvements sociaux déjà existants avant la pandémie ont été les premiers à agir et ce en articulant une demande de solutions immédiates à la crise sanitaire avec des propositions de changement social radical. Ainsi, est revendiquée l’urgence de soutenir les hôpitaux et le personnel soignant tout en l’associant à une réflexion sur l’importance de reconstruire un service public assurant l’égalité d’accès entre les générations, les sexes, les groupes racialisés et les différents territoires. Sur un plan stratégique, si les acteurs des mouvements sociaux observés pendant la période pandémique ont repris des répertoires d’action classiques comme les manifestations (réapparues rapidement malgré les risques sanitaires), les grèves (Airbus, Nissan, Amazon, le secteur culturel, etc.) et la défense des droits des travailleurs, force est de constater qu’ils ont déployé des efforts considérables autour de deux activités en particulier :
D’abord, ils ont rapidement mis en place des réseaux de solidarités et d’entraide mutuelle locales pour subvenir aux besoins des plus précaires et les plus exposés comme celles et ceux exerçant les activités dites « essentielles » et des plus vulnérables tels que les sans-abris, les femmes victimes de violence domestique, les personnes âgées et les sans-papiers. Face à la défaillance des États, largement affaiblis par des politiques néolibérales, et leur incapacité à apporter un soutien efficace à celles et à ceux qui en ont besoin, les acteurs des mouvements sociaux se sont appuyés sur des expériences antérieures et des réseaux déjà existants pour coordonner des initiatives locales. Leur objectif immédiat était de distribuer la nourriture et les médicaments, produire des masques ou encore abriter les femmes sans-abri et les protéger de la violence domestique. Ainsi, les réseaux de mobilisation classiques regroupant des acteurs traditionnels (syndicats, partis politiques, associations, etc) se sont élargis pour inclure d’autres groupes notamment les plus marginalisés grâce à une approche territoriale locale. Ce mouvement de solidarité inédit remet également en question la séparation usuelle entre les formes d’activisme classiques d’un côté et les actions quotidiennes de résistance et d’entraide de l’autre. Celui-ci rappelle les enseignements des mouvements indigènes dans les pays du Sud, ou encore ceux du mouvement féministe et du mouvement ouvrier mais aussi l’expérience des pédagogies populaires qui ont toujours été les piliers de l’émancipation collective et de la résistance au quotidien.
Simultanément, les mouvements sociaux ont exercé une surveillance et une pression importante sur les pouvoirs politiques et économiques pour qu’ils rendent compte régulièrement des stratégies adoptées pour faire face à la crise. Les différents mouvements sociaux ont réussi à exercer un pouvoir de contrôle populaire sur les gouvernants grâce à un travail minutieux de collecte, d’élaboration et de transmission d’informations sur les effets de la pandémie notamment sur les groupes de citoyens les plus pauvres et les plus marginalisés. Utilisant des ressources numériques pour le partage d’informations ainsi que des cours en ligne, ils ont contribué à relier les différents domaines de connaissances que l’hyperspécialisation de la science tend à fragmenter. En mêlant connaissances théoriques et pratiques, expérimentant différentes idées et s’appuyant sur des expériences antérieures, ces mouvements sociaux préfigurent également d’un rapport différent au savoir et à la fabrique de la décision politique.
Quand la pandémie renouvelle la réflexion sur les défis organisationnels des mouvements sociaux
Comment continuer de lutter et comment s’organiser en temps de pandémie ? Privés de l’espace physique classique de protestation, les mouvements sociaux ont dû repenser leurs modes d’action. Les expériences observées ont permis de renouveler la réflexion sur deux thèmes largement discutés dans la littérature récente autour des nouveaux mouvements sociaux à savoir les défis de l’activisme en ligne et les limites des organisations horizontales. En effet, les mouvements sociaux ont été forcés de recourir à la mobilisation en ligne. Le 31 mars 2020, par exemple, une manifestation de confinement était organisée en ligne en soutien au personnel soignant, mais aussi contre les réformes des retraites et de l’assurance-chômage. Des photos et des vidéos, des banderoles et des chants, tels « du fric, du fric, pour l’hôpital public ! », ont été relayées ensuite par les réseaux sociaux. En Tunisie, une page facebook « Balance ton covid patronal » relaie les témoignages de travailleurs victimes d’intimidations et de menaces de licenciement. Aux USA, un mouvement pour la grève des loyers a été organisé en ligne et a acquis rapidement une visibilité internationale, avec la diffusion de hashtags tels que #RentStrike, #CancelRent. Des sites Web de référence ont été créés, comme « WeStrikeTogether », pour partager des ressources et des outils qui aideraient les militants du monde entier à construire leurs propres stratégies, donnant à la campagne une visibilité et une portée transnationale.
Cependant, ce mode de mobilisation ne peut être réduit un activisme numérique car il a pris et prend toujours ses racines dans la matérialité des luttes et dans une infrastructure physique particulière. Peu de choses auraient été mises en place ou réalisées sans le travail politique d’organisations qui sont présentes sur le terrain et dont l’expérience a permis l’établissement de liens indispensables pour organiser la solidarité ou les mouvements de protestation. Les réseaux sociaux ont permis simplement de faire gagner les mouvements sociaux en visibilité tout en élargissant l’espace de coordination et les coalitions classiques.
Deuxièmement, il est frappant de voir que les mouvements sociaux qui ont émergé lors de la crise pandémique se sont presque entièrement organisés de manière horizontale et se sont concentrés au niveau local. Ils maintiennent ainsi l’ambition affichée par les militants depuis quelques décennies qui est celle de créer des espaces politiques alternatifs qui ne passent par la centralisation de la prise de décision politique et encore moins par des organisations technocratiques et hiérarchiques ou un leader charismatique mais qui se concentrent plutôt sur le renforcement de la participation des citoyens à la fabrique de la décision politique. Grâce à des expériences délibératives appuyant le projet d’une démocratie directe, les mouvements sociaux particulièrement dynamiques pendant cette crise ont multiplié les espaces de réflexion et d’innovation politique pour concevoir des alternatives politiques et économiques viables pour un monde post-pandémique plus juste.
Pourtant, si cette crise montre une fois de plus la capacité des peuples à défier la classe dirigeante, elle rappelle aussi les limites des organisations spontanées et/ou horizontales3. Le débat autour de la durabilité et de l’efficacité de ces organisations horizontales sur le long terme est de nouveau posé aussi bien dans les cercles militants que dans les milieux académiques. L’absence d’une forme d’organisation capable de mobiliser les gens à plus grande échelle et à même de défier les régimes au pouvoir et d’imposer un changement radical est considérée comme une faiblesse par un nombre croissant de militants. Les limites des structures transitoires telles que les comités de pilotage et les comités de coordination qui se concentrent sur les événements plutôt que sur les stratégies à long terme tout autant que les questions liées à la représentation et au leadership sont pointées comme des défis organisationnels persistants dans la quête et la construction d’un régime politique viable post-pandémie. Enfin, la montée en puissance des dirigeants populistes, le contexte géopolitique tendu, la recrudescence des discriminations raciales ainsi que les dérives autoritaires entraînant la répression régulière et violente des mouvements sociaux rappellent la priorité et l’acuité de la question organisationnelle pour faire face à une crise économique, sociale et politique qui risque probablement de durer longtemps.
Conclusion
Les mouvements sociaux qui ont émergé pendant la crise pandémique sont vécus comme une opportunité pour l’humanité qui peut l’aider à prendre son avenir en mains, à une époque où le système économique et politique met en danger la vie et la planète elle-même. Or, il s’avère qu’il n’existe pas de chemin facile ou une recette miracle pour passer de la pandémie à un monde meilleur. Le besoin urgent d’un monde plus juste n’est pas un argument suffisant pour y parvenir. Le meurtre de George Floyd par un policier à Minneapolis le 26 mai 2020 a ouvert une nouvelle période de mouvements. L’événement a radicalement modifié le débat public, le détournant pour la première fois de l’attention quasi monopolistique sur la pandémie, et a modifié aussi bien les objets que les répertoires d’action adoptés par les mouvements sociaux. Il a déclenché une vague internationale de manifestations contre le racisme et la violence policière. Si ce mouvement international a souligné l’impact dramatique des inégalités sociales et raciales révélées par la pandémie et a renforcé la solidarité dans les communautés particulièrement touchées par la crise sanitaire et économique, il a aussi déclenché des contre-mobilisations et des ripostes réactionnaires de la part des centres de pouvoir ciblés.
Par ailleurs, si les révoltes et les mouvements sociaux de différents pays pendant la crise pandémique s’inspirent mutuellement et font circuler des répertoires d’action similaires suggérant leur appartenance à un « mouvement global » renforcé par la crise internationale, le rapprochement des analyses et des initiatives ne doit pas masquer les spécificités des contextes locaux et nationaux. L’ensemble de ces éléments laisse entrevoir que la crise pandémique est et continuera à être un champ de bataille entre plusieurs acteurs à la fois au niveau national et international autour du futur de la planète et du monde pour les décennies à venir. Cette bataille ne sera pas achevée avec la fin de la pandémie, elle ne fait que commencer et ses conséquences pourraient façonner durablement les régimes politiques et économiques à venir. Pour les acteurs des mouvements sociaux, la feuille de route est bien résumée dans le discours de Killer Mike le 29 mai 2020 à Atlanta après l’assassinat de Georges Floyd « Plot, Plan, Strategize, Organize and Mobilize » rappelant encore une fois l’importance de l’organisation et de la vision stratégique dans les luttes à venir.
Notes & Références
- https://www.la-croix.com/France/mobilisation-physique-gilets-jaunes-repris-2020-05-15-1201094444?utm_medium=affiliation&utm_campaign=crx+abo+conversion+ete+juin+2019
- https://www.interfacejournal.net/wp-content/uploads/2020/07/Interface-12-1-full-PDF.pdf
- Hèla Yousfi (2016), Des théories des organisations aux mouvements sociaux, in Théorie des organisations : Nouveaux tournants, Vaujany, (de) F-X., Hussenot, A., Chanlat, J-F., (eds), Economica, pp.441.