Ouvrage | Covid-19 : regards croisés sur la crise
2020 : un retournement majeur ?
La crise provoquée en 2020 par la Covid-19 ne peut être analysée comme une simple crise économique et financière comparable à celle de 2008.
La thèse soutenue ici est qu’il s’agit d’une crise beaucoup plus profonde de l’ampleur de celles des années trente et des années soixante-dix en termes de retournement des politiques économiques dans l’éternelle alternance entre l’état et le marché. 2020 mettrait ainsi un terme aux « Trente Glorieuses » de la mondialisation heureuse et ouvrirait une nouvelle période de l’histoire économique mondiale.
Confrontés au défi de brosser les grandes lignes de passés plus ou moins lointains, les historiens butent sur les bornes à placer de manière souvent arbitraire pour délimiter des « périodes » à peu près cohérentes. Et ce qui peut être relativement facile pour des espaces géographiques limités tient de la mission presque impossible lorsque l’on essaie de raisonner à l’échelle de la planète.
Notre chronologie classique est avant tout occidentale lorsqu’elle distingue les grandes périodes « antique, médiévale, moderne et contemporaine ». L’histoire contemporaine couvre maintenant plus de deux siècles et au moins deux temps de mondialisation, et autant de replis. Au-delà de l’histoire politique et bien souvent militaire, les économistes se sont eux aussi saisis de l’épineuse question des cycles et ont ainsi immortalisé Kondratieff, Juglar et quelques autres. Mais les divergences d’interprétation demeurent et obscurcissent un peu plus l’analyse historique. Celle-ci a bien sûr du mal à s’extraire des tensions de l’immédiat : que n’a-t-on écrit à chaud sur les ruptures provoquées par le 11 septembre 2001 ou par la crise financière de 2008 ? L’analyse de la crise de 2020, alors qu’elle n’est pas terminée pose le même problème. Sera-t-elle oubliée une fois la pandémie jugulée ? Disparaitra-t-elle en note de bas de page des manuels d’histoire du futur comme cela a été le cas de la grippe espagnole, au bilan pourtant autrement plus lourd ?
Telle n’est pas notre thèse. En employant ce mot – mais hypothèse aurait pu convenir – l’auteur prend le risque de la subjectivité de l’interprétation et accepte à l’avance les critiques et les opinions contradictoires. La crise de 2020 serait à notre sens à l’origine d’une rupture majeure comparable aux deux grands chocs qu’a connu le XXe siècle : la crise dite de 1929 et celle des années soixante-dix. Ce serait, bien plus que les guerres mondiales, le troisième grand retournement de l’histoire économique – et bien au-delà du monde contemporain – mettant fin aux « Trente Glorieuses » de la deuxième mondialisation. Pour comprendre cette analyse, il faut reprendre une perspective historique.
La rupture des années trente
Ce que l’on appela la crise de 1929 du fait de l’ultime étincelle de la crise boursière aux États-Unis s’étendit en réalité sur l’ensemble de la décennie suivante tant la véritable sortie de crise n’intervint qu’avec la montée vers la Seconde Guerre mondiale. Ce fut la crise économique la plus profonde que le monde ait connue et son ampleur dépasse de beaucoup ce que l’on a connu en 2020. Ce n’est pas pour rien que l’on parla à son sujet non pas de crise, mais de « grande dépression ». Mais au-delà de cette dimension macro-économique, elle marqua une rupture que le grand historien britannique (et marxiste) Éric Hobsbawn résuma ainsi : « La grande dépression détruisit le libéralisme économique pour un demi-siècle ». C’est vraiment la dernière page de ce libéralisme qui avait dominé le XIXe siècle qui se tourne alors. À vrai dire, il y avait bien eu quelques prémisses antérieures : en Allemagne, Bismarck avait jeté les premières bases d’un embryon d’État-providence ; la Première Guerre mondiale avait contraint les états belligérants à prendre le contrôle de leurs économies ; enfin, la jeune URSS semblait offrir un autre modèle en un temps marqué de tous côtés par l’effervescence idéologique.
Les uns après les autres, les gouvernements furent obligés d’abandonner le « laisser faire » qui jusque-là tenait bien souvent lieu de politique économique : du New Deal américain au Front populaire français en passant par le corporatisme italien, partout ce fut la montée en puissance de l’intervention publique, la mise en place de protections sociales, des nationalisations et bientôt même de la planification. Dans certains cas, on supprima même les marchés, mais en général au moins les encadra-t-on. La Seconde Guerre mondiale accentua encore le rôle de l’État confronté à une guerre totale. Mais la justification de la guerre fut aussi, du rapport Beveridge au Royaume-Uni à la Charte d’Alger en France, la nécessité d’introduire une plus grande justice sociale.
Au lendemain de la guerre, alors qu’un tiers de la population mondiale vivait sous ce qui devint le joug communiste, que la plupart des pays accédant à l’indépendance choisissaient des modèles « socialistes », les pays occidentaux ouvraient une période que Jean Fourastié qualifia de « Trente Glorieuses ». Dans un contexte de stabilité et de marchés régulés, ce fut le triomphe de l’économie mixte marqué par la revanche économique des vaincus de 1945, l’Allemagne et le Japon, mais aussi par l’épanouissement d’un « modèle » français original caractérisé par le rôle central de l’État. Cette période prit fin avec les années soixante-dix.
Le choc des années soixante-dix
La crise fut là tout aussi longue avec la disparition du système monétaire de Bretton Woods en 1971 et bien sûr le premier choc pétrolier de 1974. Du point de vue conjoncturel, la récession fut brève, mais le rythme de croissance se trouva durablement divisé par deux. En réalité, les racines de la crise étaient plus profondes : on les retrouve dans la contestation de la jeunesse soixante-huitarde, dans la remise en cause du modèle de croissance (« Halte à la croissance » publié en 1971), dans la crise des valeurs de la société occidentale alors même que le modèle communiste semblait mieux absorber le choc (ce n’était pas le cas, mais on ne le sut que plus tard).
Ce furent des années de « stagflation » marquées un peu partout par la crise des États-providence et par la remise en cause de modèles qui jusque-là avaient fait pourtant la preuve de leur efficacité.
Le grand paradoxe de cette crise est celui d’une contestation de nature idéologique à la fois en Occident et dans ce qui devient le Tiers Monde qui déboucha sur un virage libéral (on parla avec un peu de mépris de « néolibéralisme »), délaissant la pensée keynésienne jusque-là dominante pour des auteurs comme Hayek, Schumpeter sans oublier l’école de Chicago. Du point de vue politique, ce fut à partir de la fin des années soixante-dix le temps de Thatcher, Reagan et au moins après 1983 de Mitterrand. Partout, on dérégula, on privatisa des pans entiers de ce qui était considéré comme des services publics. L’économie de marché redevint la règle. Le mouvement de balancier se fit encore plus fort au fur et à mesure qu’une grappe d’innovations technologiques formait ce qui devint une véritable révolution industrielle dont profitèrent des pays redevenus « agiles » à l’image de la Silicon Valley californienne. Cerise sur le gâteau, les réformes entreprises dès 1978 en Chine et puis surtout la chute du communisme soviétique sonnèrent, après la disparition des fascismes, le glas des grandes idéologies du XXe siècle.
En un temps de « mondialisation » et de « nouvelle économie » s’ouvrirent alors de nouvelles « Trente Glorieuses ». En Occident, on retrouvait des rythmes de croissance (4 à 5 %) oubliés depuis quelques décennies : on ne rêvait plus que de « Start ups » alors que s’accumulaient les réussites de quelques nouveaux capitalistes. À l’Est, le temps était à la transition dont profitèrent quelques oligarques. Mais surtout, ce fut une période marquée par le décollage économique de ce que l’on commença à appeler les pays « émergents ». Il y avait bien eu les dragons asiatiques, mais là c’était la Chine puis l’Inde, tout le reste de l’Asie et même un peu d’Amérique latine, au total presque la moitié du monde. La mondialisation permettait la circulation des marchandises et des services, le « temps réel » devenait une réalité, les réseaux apportaient la prospérité à la notable exception des migrations des hommes (immense différence avec la mondialisation de la fin du XIXe siècle). Ces trente glorieuses de cette mondialisation « heureuse » ne furent pas uniformes et furent ponctuées de crises plus ou moins profondes, mais en général vite effacées de la mémoire économique. Qui se souvient encore de la crise asiatique de 1997 (qui alla jusqu’en Russie et au Brésil), de l’éclatement de la bulle boursière autour d’internet en 2000 et même de la crise dite des « subprimes » en 2008 ?
À chaque fois, le rebond fut rapide et les bonnes résolutions furent vite oubliées. Le monde marchait la fleur au fusil, autour de 4 % de croissance économique mondiale quand même lorsqu’apparut un petit virus.
Tout n’était pas si rose !
En réalité, la crise de 2008 avait été un premier révélateur, un premier foyer vite éteint par des pompiers zélés à coup d’endettement public. Mais un peu comme dans les années soixante, les années « dix » du XXIe siècle furent marquées de multiples craquements. Il y eut d’abord la prise de conscience par toute une frange de la jeunesse occidentale de l’échec d’un modèle de croissance qui ignorait les défis climatiques et environnementaux. Alors que la petite Greta était la personnalité de l’année 2019, on relisait « Halte à la croissance » et se propageait même dans certains milieux une culture du catastrophisme. Si la croissance restait soutenue, elle apparaissait de plus en plus déséquilibrée et porteuse d’inégalités que ce soit à l’intérieur des pays notamment en ce qui concerne les « très » riches (les 0,1 %), ou bien entre les pays et les régions du monde, entre ceux ayant décollé à l’image de la Chine et les autres comme le continent africain. Ces dernières années, nombre de pays jusque-là considérés comme émergents à l’image du Brésil, de l’Afrique du Sud et même de l’Inde avaient montré leurs limites. Du point de vue global, il apparaissait de plus en plus difficile d’apporter quelque semblant de régulation à cette mondialisation : G7, G20, COP, Rounds de l’OMC tournaient à la farce. La gouvernance mondiale était à peu près inexistante alors que le protectionnisme, oublié depuis son retour dans les années trente revenait en force, qu’un peu partout éclataient des conflits commerciaux attisés par la montée en puissance de la Chine.
Dans le champ des idées, le « néo-libéralisme » était de plus en plus contesté et l’on donnait le Nobel d’économie à Sen ou Stiglitz au nom d’un « néo-keynésianisme » mal digéré.
Tout ceci restait cependant encore limité. Même Donald Trump n’avait pas mis un terme à la prospérité américaine. En Europe, l’Allemagne profitait encore des réformes Schröder du début du siècle tandis que la France se révélait par contre incapable de faire évoluer un modèle centralisé et de plus en plus sclérosé. Ailleurs, la Chine, avec ses nouvelles Routes de la soie, dessinait une nouvelle géographie économique quelque peu perturbatrice.
Des fissures donc, des failles, mais difficile encore de parler de brèches.
L’étincelle de la covid 2020
Et pourtant, le poison de la Covid-19 s’est glissé un peu partout remettant en cause les certitudes les mieux affirmées. De plus en plus soumis à des logiques économiques, voire marchandes, les systèmes de santé publique ont montré leurs limites dans de très nombreux pays parmi les plus avancés. Comme en 1929, la panne économique a obligé les États à intervenir lourdement en faisant exploser un endettement public rendu supportable par la faiblesse des taux d’intérêt. Mais au-delà, la pandémie a ouvert des abîmes de doutes quant à l’efficacité de la « main invisible » du marché. Les doutes dans un domaine touchant directement chaque individu – sa propre santé – se sont ajoutés à d’autres doutes concernant le réchauffement de la planète, la détérioration de l’environnement et de la biodiversité (ou du moins leur perception), la paupérisation d’une partie des populations exclue de la révolution digitale… Dans un texte récent, le pape François, le chef de l’Église catholique qui compte plus d’un milliard de fidèles dans le monde, a fustigé « le désintérêt pour le bien commun instrumentalisé par l’économie mondiale » (Fratelli Tutti, octobre 2020). Cette vision est bien représentative des réactions qu’a suscitées la crise et que l’on retrouve dans les idées de solidarité, de bienveillance et plus largement de bien commun qu’elle a pu encourager.
Ne nous faisons toutefois pas trop d’illusion sur ce qui a pu être pensé ou écrit sur le « monde d’après ». Tout ceci sera vite oublié au moins en ce qui concerne les élans les plus superficiels. On sait ce qu’il en fut des rêves des années soixante-dix. Là n’est pas en effet l’essentiel. La Covid-19 a avant tout accentué plusieurs tendances qui étaient à l’œuvre ces dernières années.
La première est sans conteste à peu près partout le renforcement de l’État en particulier dans sa fonction d’État-providence. Cela est bien sûr amplifié par les plans de relance mis en œuvre dans la plupart des pays occidentaux et même pour la première fois au niveau européen. Bruxelles qui était devenu paradoxalement un des points d’ancrage majeurs d’un libéralisme presque doctrinaire commencerait même à faire sa mue. L’État deviendrait ainsi un peu plus le garant du bien commun, mais aussi des biens communs (nature, climat, alimentation…) et l’intervention publique retrouverait alors toute sa légitimité. Dans l’éternel balancement entre le marché et l’État, 2020 marquerait ainsi symboliquement un retournement. Remarquons toutefois la situation particulière de la France, pays dont le modèle centré sur l’État a fait longtemps illusion au point d’évoluer à contretemps du reste du monde (les nationalisations de 1981…). La Covid-19 a marqué une perte de confiance des Français dans leur appareil sanitaire, politique et même administratif. L’évolution risque donc d’y être différente.
Cette prise de conscience peut-elle aller jusqu’à plus de concertation internationale ? Cela paraît bien optimiste. La Covid-19 marque en tout cas un peu plus l’avènement de la Chine au premier rang économique et géopolitique. La Chine n’est plus un pays émergent, mais commence à connaître les affres de la maturité, y compris dans ses tentations impérialistes. Seul grand pays au monde à enregistrer une croissance positive en 2020, la Chine a creusé un peu plus l’écart alors que la seconde vague de la Covid-19 paralyse les économies occidentales. Ceci ouvre une nouvelle période de relations internationales plus équilibrées, une sorte de retour à un ordre westphalien oublié depuis 1990, un nouvel équilibre de la mondialisation. La gestion de la « maison commune » à l’échelle internationale s’en trouvera-t-elle améliorée, cela reste pour l’instant un vœu pieux.
Une chose apparaît en tout cas à peu près certaine : le temps de la foi aveugle dans une « mondialisation heureuse », dans une « fin de l’histoire » (au sens hégélien) à portée de la main, ce temps est bien révolu. Une autre période s’ouvre, porteuse d’autres promesses. Dans son texte cité plus haut, Fratelli Tutti, le pape François a utilisé une image, celle du Bon Samaritain. C’est une autre expression de ce bien commun vers lequel tend une humanité souffrante par-delà les cycles économiques et politiques. En ce sens, la Covid-19 est aussi porteur d’Espérance !