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Ouvrage | Covid-19 : regards croisés sur la crise

Arbitrer entre pertes sanitaires et pertes économiques ?

Publié dans Économie 13 mn - Le 01 mars 2021

Alors que la France considère habituellement que la santé n’a pas de prix, l’épidémie de la Covid-19 nous oblige à penser aux sacrifices à consentir dans certaines dimensions de la vie pour en préserver d’autres. L’économie de la santé offre un cadre pour analyser ces arbitrages.

Le confinement réduit la circulation du virus et le nombre de décès lié à la Covid-19. Mais il a des effets délétères non seulement économiques et sociaux, mais aussi sanitaires : inégalités sociales face à l’infection et difficultés d’accès aux soins. Un enjeu important pour gérer la pandémie est donc de limiter le confinement mais en protégeant les populations à risque de formes graves de Covid-19 en raison de leurs comorbidités, que ce soit parmi les personnes âgées, les personnes hors de l’emploi ou en emploi. Cette crise nous invite aussi à une réflexion collective sur la valeur de la vie et de la santé, et sur les populations pour lesquelles la collectivité serait prête à faire des efforts supplémentaires.

La France poursuit habituellement le double objectif d’apporter le meilleur état de santé et les meilleures conditions de vie à sa population, en considérant que la santé n’a pas de prix, et sans regarder en face la réalité des choix publics en matière de santé. L’épidémie de la Covid-19 nous oblige au contraire à penser aux sacrifices à consentir dans certaines dimensions de la vie pour en préserver d’autres. L’économie de la santé offre un cadre pour penser ces arbitrages, en analysant les conséquences économiques et sanitaires de la pandémie, en évaluant les politiques publiques pour la juguler, et en proposant une méthode pour penser l’articulation entre défense de la vie et celle des conditions de vie.

Une politique de confinement aux effets ambigus sur la santé

Face à la pandémie, la France, comme la plupart des pays, a choisi de mettre en place des périodes de confinement. Cette politique a été très efficace durant la première vague. Elle a permis de réduire la circulation du virus, le nombre de cas graves nécessitant une hospitalisation en réanimation et donc le risque de dépassement des capacités hospitalières, et ainsi le nombre de décès.

Mais le confinement a également eu des conséquences sanitaires délétères.
D’une part, celui-ci a augmenté les inégalités sociales face au virus, comme le montre deux grandes enquêtes multidisciplinaires SAPRIS et EPICOV¹ qui ont été conçues et mises en œuvre en mars et avril par l’Inserm, en partenariat avec Santé Publique France et les cohortes Constance, NutriNet, E3N et E4N et Elfe d’une part, et l’Insee et la Drees d’autre part, et à la conception desquelles j’ai participé. Les plus modestes vivent dans des logements plus denses, ce qui est favorable à la contamination, ont moins de chances de télétravailler et ont plus de chances de faire partie des travailleurs essentiels. Ils sont également plus atteints de formes graves de la Covid-19 en raison des inégalités sociales existant pour la plupart des maladies chroniques à risque et l’obésité (Bajos, Warszawski, Paillé, et al., 2020)2.
D’autre part, le confinement a été associé à une focalisation du système de soins sur une seule pathologie. Afin d’éviter aux patients de prendre des risques en allant se faire soigner pour des soins non urgents, et afin de garder les ressources hospitalières disponibles pour prendre en charge les patients atteints de la Covid-19, de nombreux soins ont été annulés et reportés, qu’il s’agisse de consultations, d’examens médicaux, de soins paramédicaux (kinésithérapie, orthophonie, …) ou de chirurgies programmées.
L’enquête européenne, longitudinale et multidisciplinaire SHARE (Survey of Health Aging and Retirement in Europe), qui est portée et réalisée en France par l’équipe SHARE-France à l’Université Paris Dauphine-PSL, a été le support d’une enquête conçue au printemps et passée sur le terrain en juin et juillet, et qui permet de souligner l’importance du renoncement aux soins depuis le début de l’épidémie.
Parmi les 2 048 personnes âgées de 50 ans et plus interrogées en France, 35 % déclarent avoir eu au moins un soin annulé ou reporté par un professionnel de santé sur cette période et 10 % avoir essayé de prendre rendez-vous sans succès. Seules 10 % d’entre elles déclarent avoir renoncé à au moins un soin par peur d’être contaminé. Ce sont donc essentiellement la restriction et la réorganisation de l’offre de soins qui expliquent les renoncements aux soins et non la peur du virus. Ces renoncements aux soins ont davantage touché les plus modestes d’une part et les personnes vulnérables en raison de leur état de santé d’autre part, ces dernières ayant plus de besoins de soins et étant susceptibles d’avoir plus de soins programmés. Enfin, parmi les personnes recevant régulièrement des soins de long terme ou de l’aide à domicile en raison de leur perte d’autonomie, 29 % déclarent avoir rencontré plus de difficultés depuis le début de l’épidémie.

Plusieurs hypothèses sont en cours d’exploration à partir de l’enquête SHARE Covid-19 et de l’enquête Sapris (Arnault et al., 20203 ; Bell et al., 20204). Ces difficultés d’accès aux soins ont pu être partiellement compensées par la téléconsultation. Les personnes ayant des symptômes évocateurs du coronavirus ont pu bénéficier d’un accès mieux organisé au système de soins que les autres patients. Enfin, ces ruptures dans les parcours de soins seront certainement sources de pertes de chance en termes de santé, sans compter les effets directs du confinement sur la santé physique ou mentale.
La restriction des soins de long terme aux personnes âgées, par les aidants professionnels ou familiaux est également un facteur de risque de fragilité qui peut accélérer la perte d’autonomie.

Une politique de confinement aux effets délétères sur l’économie

Le confinement a également impacté très violemment l’activité économique. L’activité économique a connu un recul historique avec une chute prévue du PIB de -10 % en 2020 selon l’Insee (2020)5. Près de 30 % de la population a vu sa situation financière se dégrader pendant le confinement (Bajos et al., 2020)6. Ces difficultés financières ont avant tout touché les personnes qui ont connu une diminution ou une cessation de leur activité, en dépit des aides massives accordées par le gouvernement. Ainsi, 38 % des personnes appartenant au premier décile de revenu (les 10 % les plus pauvres) estiment que leur situation financière s’est dégradée, contre 20 % des 10 % les plus riches. Il y a donc des risques majeurs d’appauvrissement durable d’une partie importante de la population, sans oublier les risques systémiques de défaut de paiement des États et d’effondrement de la zone euro.

Penser le déconfinement, c’est concilier au mieux la santé et l’économie

Ce constat a amené très tôt l’association des économistes de la santé, le Collège des économistes de la santé (CES), à se mobiliser pour le Conseil scientifique Covid-19 auprès du gouvernement au sujet des modalités possibles de sortie de confinement (Collège des économistes de la santé, 2020a7 et 2020b8). L’épidémie de la Covid-19 étant durablement installée et compte tenu des coûts sanitaires et économiques induits par le confinement, le CES a préconisé de sortir au plus vite du confinement afin de permettre une reprise la plus large possible de l’activité. Pour gérer au mieux le risque, le CES a insisté sur la nécessité de protéger avant tout les personnes à risques de forme graves de la Covid-19 en raison de leur âge ou de leur maladies chroniques, y compris pour celles en emploi, que ce soit par une modification des conditions de travail, du télétravail ou du chômage partiel.

Protéger les personnes vulnérables, une condition impérative du déconfinement

Le CES et l’OFCE ont alors réalisé une estimation, à partir de l’enquête Santé protection sociale 2014 de l’Irdes et de l’enquête Emploi 2018 de l’Insee, des personnes vulnérables à la Covid-19 en raison de leurs comorbidités, et pouvant prétendre, pour les salariés du secteur privé, au dispositif de chômage partiel en cas d’impossibilité de télétravail selon le décret du 5 mai 2020 (Jusot, Madec, Bertocchio et al., 2020)9. La France compterait 12,6 millions de personnes vulnérables à la Covid-19, soit 24 % de la population. Parmi les personnes en emploi, il y aurait 4,8 millions de vulnérables, dont 2,8 millions de salariés sans possibilité de télétravail. Ces derniers sont plus souvent artisans, commerçants, ouvriers et employés. Ceci s’explique par leur moindre possibilité de télétravail que les cols blancs et par leurs risques accrus de maladies chroniques et d’obésité. Leur indemnisation coûterait 2,8 milliards d’euros par mois à l’État et l’Unedic et 400 millions d’euros aux entreprises si tous recouraient au dispositif. Le non-recours à ce dispositif est cependant certainement important et en cours d’analyse à partir de l’enquête Coconel.

Le décret du 29 août est venu réduire les maladies pouvant donner droit au chômage partiel au point de quasiment éliminer la protection des salariés vulnérables (Jusot et Wittwer, 2020)10. L’absence de connaissance épidémiologique justifiant ce changement et l’arrivée de la seconde vague de l’épidémie a conduit à un retour le 15 octobre à une définition de la vulnérabilité conforme au décret du 5 mai.

Penser le déconfinement, c’est penser l’arbitrage entre la santé et l’économie

Réfléchir au déconfinement ou au reconfinement conduit immanquablement à arbitrer entre risques sanitaires et risques économiques (Fleurbaey 202011 ; Jusot, Tubeuf, Wittwer, 2020)12.

En situation normale, la régulation du système de soins conduit à réaliser de tels arbitrages. Le budget public annuel consacré aux soins est défini chaque année par l’Assemblée Nationale dans le cadre de l’ONDAM (Objectif National de Dépenses d’Assurance Maladie), les dépenses publiques devant également couvrir les besoins en éducation ou sécurité par exemple. Décider des prix des médicaments remboursés, c’est également arbitrer entre différents types de patients, puisque fixer un prix élevé pour un nouveau médicament c’est donner des incitations aux laboratoires pharmaceutiques d’investir dans tel ou tel champ pathologique. Laisser un reste à charge sur certains soins, c’est aussi accepter que certains patients décident d’y renoncer pour raisons financières. Mais en France, ces choix demeurent implicites, sans que les priorités données d’une certaine façon à certains patients ou certaines pathologies ne soient assumées en tant que telles. Surtout, ils ne sont pas rattachés à une réflexion collective sur la valeur de la vie et de la santé, comme c’est au contraire le cas dans des pays comme la Grande-Bretagne, la Suède ou les Pays-Bas.

La crise sanitaire de la Covid-19 nous oblige à regarder en face la réalité des choix publics en matière de santé, et à ne pas céder à la tentation du « quoi qu’il en coûte ». Pour penser l’arbitrage entre santé et économie, les économistes mobilisent la notion de « valeur de la vie humaine » qui permet de confronter à l’échelle collective et dans un équivalent monétaire bénéfices sanitaires et pertes économiques. Il suffit à chacun de se demander à quelle part de son revenu il serait prêt à renoncer pour être certain de ne pas mourir de la Covid-19 ou symétriquement quel risque il serait prêt à prendre de mourir de la Covid-19 pour échapper à un an de confinement. Collectivement, nous sommes prêts à des sacrifices économiques pour éviter la mort mais nous sommes aussi prêts à accepter des risques sanitaires pour vivre mieux.

La mise en œuvre opérationnelle de ce principe pour orienter la décision publique requiert de se mettre d’accord sur la valeur de la vie. Le rapport Quinet en 2013 préconise une valeur tutélaire de 3 millions d’euros par vie sauvée, équivalente à 150 000 euros par année de vie sauvée. L’utilisation de ce critère, qui est utilisé dans les travaux publics, justifie pleinement les sacrifices économiques qui sont faits à ce jour puisque 400 000 de décès liés à la Covid-19 évités justifieraient un sacrifice de 1 200 milliards.

Ce seul principe éthique utilitariste n’est cependant pas suffisant pour définir les limites du confinement et invite à de nouvelles questions (Jusot, Tubeuf, Wittwer, 202013 ; CCNE, 202014). La valeur que la société est prête à sacrifier pour sauver une année de vie en bonne santé est-elle identique dans le contexte d’incertitude actuel, où chacun se sent concerné par l’épidémie, et où il s’agit d’arbitrer entre des pertes, à la fois sanitaires et économiques, non d’accepter des pertes économiques pour bénéficier de gains sanitaires ? La disposition à payer pour sauver une vie ne dépend-elle pas du nombre de vie à sauver ?
Ce critère peut aussi conduire à devoir trier les patients pour ne pas dépasser le sacrifice économique maximal acceptable. Comment alors rendre cette décision compatible avec le principe d’éthique médicale d’obligation de secours à toute personne qui en a besoin ? Et quelles sont les populations pour lesquelles la collectivité serait prête à faire des efforts supplémentaires ?

Références

  1. Warszawski J., Bajos N., Meyer L., et al. (2020), « En mai 2020, 4,5 % de la population en France métropolitaine a développé des anticorps contre le SARS-CoV-2- Premiers résultats de l’enquête nationale EpiCov », Études et Résultats.
  2. Bajos N., Warszawski J., Pailhé A., et al. (2020), « Les inégalités sociales au temps du Covid-19 », Questions en santé publique, 40.
  3. Arnault L., Jusot F., Renaud T. (2020), “Cumulative effects of economic and health-related vulnerabilities on health inequality in times of Covid-19 pandemic among the 50+ in Europe", communication à venir aux JESF 2020, 3 et 4 décembre 2020.
  4. Bell-Aldegui, Florence Jusot, Nathalie Bajos (2020), “Access to care during the COVID-19 Pandemic in France. Results from the SAPRIS Cohort Study”, communication à venir aux JESF 2020, 3 et 4 décembre 2020.
  5. Insee (2020), « Point de conjoncture », 8 septembre 2020.
  6. Bajos N., Warszawski J., Pailhé A., et al. (2020), « Les inégalités sociales au temps du Covid-19 », Questions en santé publique, 40.
  7. Collèges des économistes de la santé (2020a), « Stratégie de sortie de confinement : constats et recommandations », Note du CE, 27 avril, 2020.
  8. Collèges des économistes de la santé (2020b), « Stratégies de sortie de confinement », Télos, 3 juin 2020.
  9. Jusot F., Madec P., Bertocchio J-P, et al. (2020), « Les Vulnérables à la Covid-19 : essai de quantification », OFCE policy brief, 74.
  10. Jusot F., Wittwer J. (2020) « Personnes vulnérables à la Covid-19 : un décret aux dangereuses conséquences sanitaires », Libération, 14 septembre 2020.
  11. Fleurbaey M. (2020), Coronavirus : « Les politiques de précaution en cours en valent vraiment la peine », le Monde, 16 avril 2020.
  12. Jusot F., Tubeuf, S., Wittwer J. (2020), « Arbitrer entre pertes économiques et bénéfices sanitaires, une violence supplémentaire », Libération, 29 avril 2020.
  13. Jusot F., Tubeuf, S., Wittwer J. (2020), « Arbitrer entre pertes économiques et bénéfices sanitaires, une violence supplémentaire », Libération, 29 avril 2020.
  14. Comité Consultatif National d’Ethique (2020), « Enjeux éthiques lors du déconfinement : Responsabilité, solidarité et confiance », 20 mai 2020.

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