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Ouvrage | Covid-19 : regards croisés sur la crise

Le calcul, l’imprévu

Publié dans Géopolitique, Droit, Société 9 mn - Le 01 mars 2021

Il y a les choses qu’on sait qu’on ne sait pas, et les choses qu’on ne sait pas qu’on ne sait pas. Les unes relèvent du calcul des probabilités, et des méthodes modernes de gestion, les autres relèvent de la prudence.

Le rôle de l’État est, entre autres, d’exercer cette prudence, même s’il l’a un peu oublié. Encore faut-il lui en donner les moyens, et cet article se termine par une proposition très concrète, une taxe très faible sur tous les paiements scripturaires.

La Covid-19 est un événement imprévu. Je prends le mot en un sens précis, celui d’un événement dont on n’avait pas envisagé la possibilité. On sait que le calcul des probabilités procède en faisant une liste exhaustive des événements possibles, et en attachant à chacun d’eux une probabilité de réalisation. Par définition, un événement imprévu ne figurait pas dans la liste, et échappe donc au calcul des probabilités.

Dans un de mes premiers livres, « Au hasard », j’avais expliqué la différence en prenant l’exemple d’une ancienne saga. Les rois de Norvège et de Suède tiraient aux dés la possession d’une bourgade. Au premier tour chacun d’eux fit le maximum, douze, au second tour le suédois tira de nouveau un douze et crut avoir partie gagnée, mais quand ce fut le tour du norvégien le dé se brisa et donna la victoire au norvégien avec treize. Aucun traité de calcul des probabilités n’envisage que le dé puisse se casser ; on vous explique que la probabilité d’obtenir douze est 1/36, mais pas que la somme des chiffres que portent les côtés opposés est sept, et que si on sort de l’abstraction mathématique on peut obtenir un treize, voire même un quatorze.

Tout cela est bien embêtant, parce que toute la méthode « scientifique » de prise de décision dans l’incertitude est basée sur le calcul des probabilités. C’est ainsi que l’on évalue le prix des actifs financiers, mais c’est ainsi aussi que l’on fait du calcul économique. Dans le domaine de la santé, par exemple, on pourra confronter le prix d’un investissement, par exemple l’amélioration d’une route ou l’achat d’un nouvel équipement, au nombre probable de vies qu’il permettra de sauver. Plus généralement, on dimensionnera les investissements futurs sur ce qui s’est produit dans le passé, en considérant implicitement que ce qui ne s’est jamais passé ne se passera jamais. Dans cette logique, s’il n’y a jamais eu plus de mille lits occupés en réanimation dans une région donnée, il n’est guère nécessaire d’en avoir davantage de disponibles. Si l’expérience nous a prouvé que quand c’était plein chez nous, il restait de la place chez le voisin, on pourra même réduire, et calculer le niveau optimal de lits de réanimation à conserver. Comme le dit notre Président, tout est une question d’organisation ! 

Cette idée que le futur sera semblable au passé est loin d’être confinée au secteur de la santé. Bien au contraire, elle est omniprésente dans notre société, où il n’y a pas si longtemps on proclamait « la fin de l’histoire ». Chaque fois qu’il y a une décision à prendre, qu’il s’agisse de gérer les entreprises ou de gouverner les nations, l’habitude s’est instaurée de construire des modèles probabilistes du futur et de les calibrer sur le passé. C’est le règne du calcul économique, où l’on compare les profits et les coûts en les pondérant par leurs probabilités respectives.

L’imprévu, c’est le rappel à la réalité. La Covid-19 montre à l’évidence que l’histoire n’est pas finie, et que l’avenir est plus riche que le passé. La première conclusion est qu’il est imprudent de dimensionner le système de santé sur le train-train des années écoulées : il faut le surdimensionner pour affronter une pandémie. Cela ressemble au problème d’EDF (du temps où elle avait le monopole de la distribution d’électricité) : ce n’est pas la demande moyenne qui compte, c’est la demande aux heures de pointe ! C’est pour satisfaire celle-ci qu’il faut construire les centrales, quitte à ce que la plupart de celles-ci soient inutilisées une grande partie du temps. Ce surdimensionnement implique des coûts supplémentaires, qui doivent être pris en charge en partie par l’impôt et en partie par le tarif. De même, il est prudent d’avoir un système de santé surdimensionné par rapport aux besoins courants.

La deuxième conclusion, c’est que le rôle de l’État n’est pas seulement d’économiser les deniers publics, mais de parer à l’imprévu, ce que nul autre que lui ne peut faire. Pour cela il n’y a pas de recette, ni de calculs, il n’y a que le sens des responsabilités et un processus politique. Il faut surdimensionner le système de santé pour faire front à des imprévus : c’est le sens des responsabilités. De combien ? C’est là qu’intervient le processus politique : il faut faire émerger de la société un consensus, d’autant plus que ce n’est pas le seul secteur qui doive être surdimensionné, et qu’il va falloir faire des choix. On pense à la défense nationale, par exemple, avec la force de frappe nucléaire.

D’autres imprévus que la Covid-19 nous guettent. Dès 1987, la revue Nature publiait un article devenu célèbre, « Unpleasant surprises in the greenhouse », où l’auteur, Walter Broecker, évoquait pour la première fois les effets de seuil que nous réserve le réchauffement climatique. Il n’y a aucune raison, disait-il, que le changement soit graduel, ce que l’on connaît des climats passés indique même le contraire, et il faut donc s’attendre à des basculements soudains et irréversibles. De quelle manière ? Il en décrivait une, l’interruption du Gulf Stream, qui changerait profondément le climat de l’Europe de l’Ouest, tout en disant qu’il y en avait certainement bien d’autres. Sa conclusion était que « l’humanité joue à la roulette russe avec le climat, et personne ne sait ce qu’il y a dans le barillet ».

Les rapports du GIEC (Groupe International d’Experts sur le Climat) mentionnent bien entendu que ces seuils existent (on en a trouvé d’autres depuis) mais n’en tiennent pas compte dans leurs projections, justement parce qu’ils sont imprévisibles, et donc ne relèvent pas du calcul des probabilités. La conséquence, c’est que même si on respectait les objectifs de l’accord de Paris, et que l’on limitait la hausse moyenne des températures à 2°C en 2100 (on en est loin), on ne serait pas prêt pour l’imprévu : on n’aura pas surdimensionné pour amortir le choc si un seuil est franchi. Toutes les prévisions sont faites sous l’hypothèse que ce qui ne s’est jamais passé ne se passera pas, que le Gulf Stream ne s’arrêtera pas, et que la fonte du permafrost dans l’Arctique ne libèrera pas des quantités énormes de méthane.

En ce qui concerne notre propre pays, quand on prend conscience du rôle crucial de l’État pour affronter l’imprévu, on se dit qu’il faut aussi qu’il puisse mobiliser des moyens d’action à la mesure des enjeux. Il est clair qu’en temps d’imprévu, les investissements privés s’assèchent, justement parce qu’il n’y a plus de calcul des probabilités qui tienne et qu’ils ne peuvent pas mesurer le risque, et que seul l’État est capable d’investir. Avec quel argent ? Avec de la création monétaire, bien entendu, ce fameux « argent magique » qui soi-disant n’existait pas et que l’on a vu couler à flots des deux côtés de l’Atlantique. Mais une grande partie de l’argent magique va se réfugier bien loin de l’économie réelle, vers les marchés financiers. C’est que l’économie réelle a quitté le domaine du risque probabiliste, donc maîtrisé, pour rentrer dans le domaine de l’imprévu, et que les investisseurs et les entreprises veulent rester en territoire connu. Les uns achètent des obligations d’état, considérées comme sûres, les autres rachètent leurs propres actions pour faire monter les cours.

Il est difficile de se convaincre que cette disparité entre des marchés financiers qui prospèrent et une économie qui s’effondre soit bénéfique pour la société, ou même puisse se maintenir sur le long terme. C’est pourquoi, avec Jean-Charles Rochet, nous préconisons de mettre en place une taxe de faible niveau, de l’ordre de 0,3 %, sur tous les paiements scripturaux, c’est-à-dire sur tous les flux qui rentrent ou qui sortent des comptes bancaires, de particuliers ou d’entreprises.

Pour comprendre l’effet d’une telle taxe, voyons ce qui se passerait pour un ménage vivant de ses revenus. Chaque mois le revenu arrive sur le compte en banque, et chaque mois il en ressort, le mouvement sur le compte est donc de deux fois le revenu, et la taxe se monterait donc à 0,6 %. Par contre, pour un spéculateur, qui gère activement son portefeuille, et qui le renouvellerait chaque mois, la taxe serait de 0,3 % la valeur du portefeuille chaque mois, soit 3,6 % annuellement, et bien davantage s’il utilise les techniques modernes de trading à haute fréquence, en tâchant d’être une ou deux millisecondes plus rapide que le voisin. 

La taxe en question serait facile à percevoir, de peu d’impact sur les ménages, et réduirait la spéculation financière. Cette proposition est détaillée dans notre livre récent, « Il faut taxer la spéculation financière », publié chez Odile Jacob. Elle n’est pas utopique, elle est déjà en place dans quelques pays, et elle fait l’objet en Suisse d’une campagne en vue de l’inscrire dans un référendum d’initiative populaire. Dans l’UE, c’est une idée neuve, qui permettrait de corriger les excès des marchés financiers tout en permettant à la puissance publique d’investir pour affronter l’imprévu climatique.

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