Ouvrage | Covid-19 : regards croisés sur la crise
En confinement. Comment enquêter sur le confinement dans les familles ?
Dès la première semaine du confinement imposé le 16 mars 2020 par le gouvernement français pour contrôler la pandémie de la Covid-19, une équipe de chercheures et chercheurs, notamment coordonnée par Julie Landour, a mis en place une enquête qualitative visant à documenter le vécu du confinement dans les familles.
Cet article expose d’abord les enjeux méthodologiques posés par le contexte particulier du confinement, et la manière dont ils ont été résolus par l’équipe d’enquêteurs et d’enquêtrices. Il délivre ensuite de premiers éléments d’analyse d’un matériel encore en cours de traitement, et qui sera bientôt approfondi par la réalisation d’une enquête comparative entre la France, la Suisse et la Suède, soutenue par l’Agence Nationale de la Recherche.
« Le télétravail est le grand gagnant du confinement » ; « Le confinement a été une catastrophe éducative mondiale » ; le spationaute Thomas Pesquet a même été érigé « expert en confinement ». Cette période extraordinaire a ainsi fait l’objet d’innombrables commentaires « à chaud » puisque délivrés pendant son déroulement. À les lire ou les écouter, on est rapidement frappé∙e par leur caractère situé : ils sont régulièrement tenus par des hommes, blancs issus des fractions hautes de l’espace social1. Ils livrent une certaine représentation du confinement que nous avons eu à cœur de sociologiser.
Dès le 16 mars 2020, nous avons décidé de lancer avec plusieurs membres2 du Réseau Thématique de l’Association Française de Sociologie « Articulation des Temps Sociaux » une enquête sur le vécu du confinement dans les familles. Si l’on observe cette crise depuis la perspective de ce que l’on appelle couramment la « conciliation travail/famille », cet évènement constitue une expérience inédite : elle a contraint les familles, entendues ici comme une ou plusieurs personnes adultes vivant avec un ou plusieurs enfants, à regrouper sur le temps long et dans un seul espace-temps des activités réalisées habituellement dans des lieux et des temporalités distinctes. Travail professionnel (quand il est maintenu), enseignement, éducation, prise en charge des enfants, loisirs, travail domestique ont été rassemblés en un seul et unique endroit. Dans le même temps, les acteurs et actrices participant ordinairement des arrangements entre travail et famille ont disparu, laissant ceux que nous appellerons de manière générique les « parents » seuls face à leur travail d’articulation.
C’est cette configuration inédite que nous avons souhaité documenter et que je présenterai succinctement ici. Ainsi, il sera d’abord rendu compte de la manière dont nous avons enquêté sur le confinement tout en étant confiné∙e∙s et des apports, mais également questionnements, de notre méthodologie d’enquête. Sera ensuite proposé un aperçu des premières analyses que nous conduisons actuellement autour du matériel collecté, analyses qui seront détaillées dans un ouvrage à paraître en 2021 aux Éditions du Croquant. Elles seront approfondies par le financement ANR que Pascal Barbier et moi-même avons obtenu en juin 2020, en partenariat avec Sandra Constantin (HETSL), Jean-Marie Legoff (UNIL), Ida Lidegrand et Mikael Borjesson (Université d’Uppsala) pour déployer une enquête comparative de l’expérience du confinement entre la Suisse, la Suède et la France.
Enquêter sur le confinement quand on est soi-même confiné.e
Comme l’ensemble des personnes résidentes en France du 16 mars au 11 mai 2020, nous avons nous aussi fait l’expérience du confinement et dû réorganiser nos quotidiens. Si plusieurs d’entre nous disposent de compétences quantitatives, nous avons très vite abandonné l’idée de faire passer un questionnaire : nous savions d’abord que la statistique publique allait lancer des enquêtes d’envergure de son côté (citons par exemple le dispositif CAMME de l’Insee ou encore l’enquête ACEMO de la DARES) et nous souhaitions quant à nous bien plus examiner le vécu du confinement, sous ses aspects les plus sensibles, que quantifier les transformations qu’il allait induire. Pour monter ce dispositif qualitatif, deux enjeux de méthode se sont alors imposés : le recrutement et la passation des entretiens.
Comment recruter des enquêté∙e∙s sans bouger de son salon ? Et plus loin, comment constituer une population d’enquête pertinente ? Dans un tel contexte, plusieurs options sont possibles : recontacter ses ancien∙ne∙s enquêté∙e∙s, lancer une enquête de voisinage, fréquenter les réseaux sociaux ou encore appeler aléatoirement des noms dans l’annuaire... Notre option a été de solliciter nos entourages respectifs pour trouver des personnes mobilisables, malgré le contexte du confinement. Les contacts amassés ont ensuite été répartis entre les neuf enquêteurs et enquêtrices pour éviter toute proximité. Cette première phase de recrutement a rapidement fonctionné, mais avec une limite évidente : si nos trajectoires personnelles nous ont permis de recruter en milieu urbain comme en milieu rural, les contacts étaient avant tout situés dans les catégories moyennes et supérieures. Pour y remédier – car nous souhaitions travailler le plus largement possible – nous avons bénéficié d’une part d’enquêté∙e∙s issu∙e∙s des terrains de thèse de deux doctorant∙e∙s membres du collectif et d’une association bien connue de l’un d’entre nous, « Vacances pour tous ». C’est ce qui nous a permis de recueillir la parole de personnes peu voire pas diplômé∙e∙s, moins bien inséré∙e∙s dans l’emploi, résidant dans des villes anciennement industrielles du Nord de la France ou dans des quartiers dits populaires d’Île-de-France. En respectant un critère d’homogénéisation (nous nous sommes centré∙e∙s sur les parents cohabitants hétérosexuels avec des jeunes enfants à charge) et un critère de diversification socio-économique (selon des indicateurs de qualification et de statut professionnel), nous avons ainsi suivi dix-huit familles vivant en France.
Nous avons décidé de réaliser les entretiens le plus souvent avec la mère de ces familles, considérant, comme de nombreuses études le montrent, qu’elle demeure la principale pourvoyeuse de soins et, par conséquent, la personne potentiellement la plus à même de nous informer sur les effets du confinement. Ces mères ont été jointes via Whatsapp, des applications de visioconférence ou par téléphone, bien que ce mode de passation soit moins riche qu’un entretien réalisé « en présence »3. Néanmoins, la perte d’information a été compensée, au moins partiellement, par deux autres aspects méthodologiques : le choix a été rapidement fait de renouveler les entretiens toutes les semaines, pour suivre l’expérience au long cours et ne pas s’arrêter à un entretien unique. Cette récurrence des appels nous a permis d’instaurer une certaine proximité avec les enquêtées, jusqu’à devenir un rituel de confinement apprécié pour sa dimension réflexive. Nous avons par ailleurs demandé aux enquêtées de nous fournir des photos de leur logement, donnant accès à des informations minimales sur l’organisation du domicile mais néanmoins précieuses pour restituer la position sociale des foyers. Un échec du protocole doit toutefois être évoqué : nous avions également demandé initialement aux enquêtées de remplir un carnet journalier de leurs activités, opération qui s’est rapidement révélée trop chronophage pour la plupart.
Premières analyses du vécu des familles en confinement4
De manière transversale, nous avons d’abord constaté un séquencement similaire du vécu du confinement, et ce quelle que soit la position sociale de nos enquêtées ou leur situation résidentielle. Trois phases se distinguent donc : au cours de la séquence dite « d’installation », principalement étalée sur la dernière quinzaine de mars, toutes les enquêtées ont concrètement réorganisé leur vie, et incidemment leur logement, pour vivre le confinement. Entre les lundi 15 et mardi 16, les déménagements éventuels hors du domicile ont lieu, des courses d’ampleur sont réalisées, les outils de travail nécessaires à son exécution sont récupérés. Certains réaménagements au sein des logements sont réalisés, travail qui se poursuit sur la quinzaine. Vient ensuite la phase de « croisière », celle où les routines - et leurs effets positifs comme négatifs - s’installent et où l’on voit un nouveau mode de vie confiné se déployer. Si avril a été le mois de la croisière, le début du mois de mai est marqué, dans tous les récits collectés, par une grande ambivalence, nourrie tant par les inquiétudes liées au déconfinement, que par une certaine libération, y compris dans les foyers où le confinement a été le mieux vécu, mais aussi une saturation forte liée aux désordres du mode de vie reclus, particulièrement vivace là où le confinement a été particulièrement éprouvant.
L’un des autres enseignements de notre enquête fait ressortir la variété des expériences du confinement : si celui-ci est massivement présenté comme une expérience délétère, nous avons également récolté des expériences pouvant être qualifiées d’heureuses, certaines enquêtées faisant part d’un réel bonheur à retrouver du temps au creux du foyer, allant jusqu’à redécouvrir leurs enfants ou leur conjoint. D’autres ont fait part d’expériences plus mitigées, qui tendent à verser entre la fin avril et le début du mois de mai vers un ressenti plus nettement positif ou négatif, quand d’autres enfin n’auront finalement traversé qu’une expérience douloureuse. Soulignons ici que ces expériences sont tout particulièrement observées chez des femmes ayant des enfants en bas âge, cadres du secteur privé très engagées professionnellement, qui délèguent ordinairement massivement le travail domestique et parental à des tiers tandis que leur conjoint est peu impliqué dans la sphère reproductive. Si ces femmes bénéficient de conditions d’existence particulièrement favorisées, elles sont pourtant dans notre enquête les grandes perdantes du confinement. Elles fournissent une illustration particulièrement éclairante de la nécessité d’envisager les faits sociaux dans toute leur complexité, l’articulation des temps de vie constituant une perspective précieuse pour en restituer les intrications.
Notes & Références
- Voir par exemple cette étude de l’INA : , ou encore celle du CSA : www.csa.fr/Informer/ Collections-du-CSA/Observatoire-de-la-diversite/ La-representation-des-femmes-dans-les-mediasaudiovisuels-pendant-l-epidemie-de-Covid-19.
- Il s’agit de Pascal Barbier, Myriam Chatot, Bernard Fusulier, Marianne Le Gagneur, Alexandra Piesen, Sebastian Pizarro Erazo, Bertrand Réau et Valerya Viera Giraldo. Outre leur implication enthousiaste dans un contexte qui l’était beaucoup moins, je les remercie pour leur relecture de ce texte. J’ajoute que le « nous » utilisé tout au long du texte représente ce collectif de travail.
- Encore que ce point soit déjà débattu, et sera amené à l’être sans aucun doute dans les temps à venir, si les expériences d’« enquête confinée » viennent se multiplier.
- Ces analyses synthétisent un article collectif paru en novembre 2020 dans la revue Les Politiques Sociales.