Ouvrage | Covid-19 : regards croisés sur la crise
La mesure, panacée ou écueil de la réponse aux situations extrêmes ?
Le cas du masque pendant la première vague de Covid-19 en France
Pour faire face à des situations très évolutives, incertaines et risquées, les organisations tendent à fonder leurs décisions sur la mesure. Il est vrai que cette dernière, par son apparente objectivité, peut aider les organisations à transmettre une représentation neutre et dépassionnée de la réalité. Toutefois, mesurer est une pratique complexe. Aussi nous avons observé comment les organisations ont mobilisé la mesure dans la gestion des masques durant la première vague épidémique de la Covid-19 en France en 2020. Les organisations étudiées ont, à certains moments, utilisé la mesure avec neutralité. À d’autres, elles l’ont associée à des émotions, rhétoriques et sujets divergents. Elles ont communiqué ce faisant des représentations radicalement différentes d’une même situation. La mesure, tout aussi objective qu’elle soit, ne fédère donc pas toujours en situation extrême. Charge aux organisations de s’adapter à ses effets potentiellement clivants.
Depuis l’apparition du coronavirus SARS-CoV-2, de nombreux pays ont systématiquement produit et communiqué des mesures. Les décomptes de cas symptomatiques ou asymptomatiques, de décès, de stocks de médicaments - comme leurs variations vertigineuses et leur comparaison - illustrent le caractère extrême de la situation actuelle, et ce à échelle planétaire.
Le masque ne fait pas exception à cette utilisation intense de chiffres, ratios, ordres de grandeur. En France, les autorités sanitaires ont, dès le mois de janvier 2020, officiellement communiqué les stocks de masques. L’opinion publique a ainsi pu suivre au fil des jours les commandes de masques et les niveaux de stocks. Mais un hiatus s’est peu à peu révélé entre les diverses sources d’information. Malgré les commandes, de nombreux professionnels de santé ont dû prendre en charge des patients atteints de la Covid-19 sans pour autant bénéficier d’un accès garanti aux masques.
La mesure des masques, loin de permettre aux uns et aux autres de construire une seule et même narration de la crise, a même alimenté les controverses. Certains acteurs se sont régulièrement plaints de l’attente persistante des « millions de masques qui doivent arriver de Chine1 ». En somme, les organisations ont recouru quasi-systématiquement à l’objectivité de la mesure sans pour autant parvenir à partager une représentation cohérente de leur gestion. Comment expliquer ce paradoxe ?
Masque ou mesure ?
Mesurer des quantités de masques peut, de prime abord, sembler relativement simple. Malgré la diversité des modèles (FFP2, fait maison, textile aux normes Afnor ou encore chirurgicaux), un masque reste un masque. Quiconque mesurant leur production, commande, distribution ou encore utilisation s’expose à un risque de controverse minime, contrairement au décompte des décès dus à la Covid-19 ou encore les hypothèses sous-jacentes au calcul du taux d’incidence.
Qu’est-ce que mesurer ? Produire une mesure consiste à faire des observations empiriques, à ordonner ces observations et ensuite donner une représentation numérique de cet ordre. Une mesure constitue donc dans l’imaginaire collectif une forme de quantum, exprimé au travers de chiffres précis, de ratios ou éventuellement de termes plus ordinaux comme « plus que » ou « pas autant que ».
Mais en réalité, mesurer ne se limite pas à la production d’une mesure. Cette pratique comprend aussi son interprétation et sa communication. Or, qui dit interprétation et communication dit aussi émotion, rhétorique, pratiques narratives (raconter une histoire) et discursives (défendre un point de vue). Dans les collectifs devant répondre à des situations extrêmes, la pratique de la mesure s’imprègne également des croyances et des valeurs ainsi que des enjeux organisationnels. On comprend alors aisément que même si la mesure peut concerner un objet inerte, mesurer reste une pratique collective, complexe et multidimensionnelle.
Les apports et limites de la mesure en situation extrême
La recherche en management et sociologie des organisations montre que les organisations, États et sociétés recourent de plus en plus à la mesure pour clarifier des situations complexes. L’attrait pour la mesure provient de son apparente objectivité et sa replicabilité. La mesure permettrait alors d’établir - ou rétablir - la confiance entre acteurs dans des contextes fortement ambigus. Dans certains secteurs composés d’organisations très diverses (comme le secteur hospitalier), la mesure peut faciliter le consensus entre organisations autour d’une décision - même impopulaire.
Or, la pandémie de la Covid-19 illustre bien une situation de forte ambiguïté plongeant de nombreux collectifs dans un profond inconfort. Elle est tout d’abord particulièrement incertaine, car personne ne parvient à évaluer précisément son ampleur ni ses impacts sur la société. Par ailleurs, elle est particulièrement évolutive et risquée, car elle remet en question non seulement le fonctionnement de notre système de santé, mais aussi les relations sociales et l’activité économique.
Toute cette complexité rend a priori la mesure particulièrement utile en situation extrême. Elle permet à chacun d’éviter de s’enfermer dans sa propre représentation de la réalité. En contribuant à une représentation neutre d’une situation, la mesure favorise l’échange d’informations et la coordination. Enfin, dans une situation aussi inédite que la pandémie actuelle, les autorités et les organisations doivent rapidement prendre des décisions. Grâce à la mesure, elles peuvent fonder leurs actions sur des formalisations de la réalité, alimentées par des informations aussi objectives que possible, et donc rapidement acceptables par les autres. Mais comme nous l’avons vu, si une mesure peut sembler a priori objective, la produire et la communiquer ne sont pas des actes anodins.
La mesure des masques pendant la pandémie
Dans le cadre d’une recherche ad hoc avec des étudiants du master Peace Studies2 de Paris Dauphine-PSL, nous avons examiné si la mesure permettait effectivement de construire une représentation objective et partagée d’une situation extrême, ou si, au contraire, les mesures des masques reflétaient - malgré la situation - des divergences.
Nous avons donc suivi la façon dont trois systèmes organisationnels distincts ont employé la mesure pour gérer les masques pendant la première vague épidémique. Tout d’abord le système politique, en charge des décisions concernant l’allocation de ressources, gère des stocks nationaux et émet des commandes nationales. Le système opérationnel (hôpitaux, Ehpads, unités d’urgence) utilise quant à lui intensément les masques, mais les distribue également ou rapporte les besoins. La société civile, enfin, a joué un rôle important dans la production ad hoc de masques. Et qu’avons-nous appris ?
Nous avons constaté que les systèmes ne se sont pas accordés sur une représentation partagée de la gestion des masques au travers de la mesure. Plus que cela, Les systèmes ont produit des représentations divergentes de la réalité : ils ont intégré des émotions et des rhétoriques très diverses et ont pointé des aspects très différents de la situation. Par exemple, le système politique a communiqué des messages neutres ou positifs via les mesures de masques. Au contraire, le système opérationnel, de façon générale, a fondé sur la mesure des masques de nombreuses alertes au sujet de la fatigue et des risques subis par les professionnels de santé. Ainsi, en évoquant un même objet relativement trivial, les organisations n’ont pas établi de représentation factuelle, neutre et partagée. Il s’avère que leurs mesures reflètent leurs positions dans le système de réponse. Force est donc de constater que la mesure n’est pas qu’un outil de clarification ou d’objectivation de la réalité.
Nous avons également appris que, dans une situation critique comme la pandémie de la Covid-19, la pratique de la mesure n’est pas statique.
À certains moments, les systèmes politique et opérationnel ont convergé vers une pratique plus neutre de la mesure, sans porter de jugement de valeur ou sans exprimer d’émotion. Nous avons appelé cette pratique la « clarification » car elle permet de fournir un compte rendu des actions entreprises lorsque l’incertitude croît brutalement. Toutefois, lorsque l’incertitude se réduit un peu, les pratiques de chacun des systèmes divergent de nouveau, sont plus narratives et chargées d’émotion.
Quelles leçons tirer de cette situation ?
De prime abord, un contexte particulièrement incertain pourrait conduire les organisations à s’efforcer de clarifier leurs actions en vue de se coordonner. Les systèmes que nous avons étudiés ont bien, à certains moments, communiqué des mesures pour retranscrire de façon neutre leurs actions … mais uniquement de façon temporaire, partielle et beaucoup moins que nous ne l’imaginions. Dès que l’incertitude a commencé à décroître (notamment lors de l’extension de la période de confinement ou encore au début de l’été vers la fin de la première vague), chaque système organisationnel s’est réapproprié à sa façon la mesure.
Ce que nous avons appris questionne donc la mesure comme moteur d’une représentation unifiée, précise et dépassionnée d’une situation extrême. Malgré la sophistication croissante des outils de collecte et de visualisation des données, la mesure ne semble pas avoir réellement fédéré les acteurs impliqués dans la gestion des masques lors de la première vague épidémique de 2020.
Il ne s’agit pas ici de déterminer si la divergence des pratiques de mesure est positive ou négative, acceptable ou inacceptable. La coexistence de pratiques divergentes de la mesure permet à chaque système de véhiculer ou défendre sa propre compréhension de la réalité. Mais à l’ère du numérique, des infox et du fact-checking, le doute quant à la capacité organisationnelle de partager des représentations fondées sur la mesure semble étonnant voire préoccupant.
Comment éviter alors la cacophonie et les clivages ? Comme le montre la mesure des masques pendant la première vague de Covid-19, éliminer le risque de messages et de représentations contradictoires d’une même situation semble difficile et surtout contre-productif. Il semble plus utile de préparer les acteurs et organisations à interpréter des messages divergents, même lorsque ces derniers se fondent sur une ou des mesures.
Notes & Références
- Le rationnement est évoqué par plusieurs professionnels de Santé dans un article du journal Le Monde datant du 02/04/2020 « Coronavirus : masques, surblouses… Du matériel manque toujours dans les hôpitaux » par le Service Société et Service Planète.
- Nous souhaitons ici remercier chaleureusement Mailys André, Marion Granger, Noé Kirch, Isaline Mallet, Lola Martin-Moro, Sophie Van Heyden, étudiants du master Peace Studies à Dauphine, qui ont participé à la collecte et l’analyse des données dans ce projet.