Ouvrage | Covid-19 : regards croisés sur la crise
La décision collective au temps des crises sanitaires : allocation équitable de ressources médicales en tension
Le traitement en urgence de la pandémie Covid-19 a posé une terrible question de choix collectif : lorsque des ressources médicales (places en réanimation, respirateurs, traitements) sont insuffisantes au regard des besoins, à qui doit-on les allouer ?
Plusieurs principes de justice distributive, visant à une allocation efficace et équitable, peuvent alors être mis en œuvre et combinés : la maximisation du bien-être social, l’égalité d’accès aux ressources, la récompense, et l’égalitarisme ex-post.
On l’a lu et entendu dans les médias : dans plusieurs pays, au plus fort de la crise, les hôpitaux ont manqué de place, de médecins et de matériel. L’allocation de ressources rares devient alors un choix terrible, particulièrement en ce qui concerne les respirateurs : en Lombardie, à New York, probablement aussi en Alsace, on a dû choisir les patients qui seraient soignés ; ceux qui ne l’ont pas été ont été promis à une mort quasi-certaine.
La sélection de patients pour l’allocation de ressources médicales en tension (« triage ») est pratiquée depuis longtemps, dans de différents contextes de crise (pandémies, guerres, catastrophes humanitaires...) et hors contexte de crise, pour les greffes d’organes1.
Les paramètres du problème diffèrent selon qu’il s’agit de places en soins intensifs, de respirateurs (ou ventilateurs), de masques ou de tests. Dans la suite de la discussion, nous concentrons l’attention sur les respirateurs, mais les arguments valent pour les autres ressources (avec quelques différences spécifiques).
Lorsqu’il s’agit d’allouer des ressources en tension (c’est-à-dire avec moins de ressources qu’il ne le faudrait pour satisfaire la demande), on considère souvent quatre principes éthiques de justice distributive2 : maximisation du bien-être social (ou utilitarisme), égalité d’accès aux ressources, récompense, et égalitarisme ex-post.
La maximisation du bien-être social (U, comme utilitarisme) consiste à maximiser la satisfaction globale des individus, ou autrement dit, la somme des satisfactions individuelles. Dans le contexte qui nous intéresse, il y a au moins deux façons de comprendre cette notion de satisfaction : (U1) si on considère qu’un individu est satisfait si et seulement s’il survit à la maladie, alors le principe utilitariste maximise l’espérance du nombre de vies sauvées par le traitement médical ; (U2) mais si l’on considère que la satisfaction d’un individu est le nombre d’années qu’il va vivre, alors ce même principe maximise l’espérance du nombre global d’années de vie sauvées. (U1) et (U2) conduisent à des choix très différents. (U1) revient à choisir les patients avec le plus fort gain de probabilité de survie obtenu par le traitement, alors que (U2) revient à choisir les patients avec le plus fort gain d’espérance de vie obtenu par le traitement, ce qui conduit naturellement à privilégier des patients jeunes : s’il faut choisir entre une personne A de 60 ans qui va survivre avec une probabilité 0,5 si elle est traitée (et 0 si elle ne l’est pas), et une personne B de 80 ans qui va survivre avec une probabilité 0,75 si elle est traitée, (U1) conduit à choisir B, tandis que (U2) conduit à choisir A.
L’égalité d’accès aux ressources (EA), ou encore égalité ex ante, donne à chacun les mêmes chances d’accès a priori aux ressources. Un premier exemple : on tire au hasard les patients qui bénéficieront des respirateurs (parmi ceux qui sont en demande). C’est très inefficace. Une autre solution, moins simpliste et souvent appliquée dans des contextes médicaux, consiste à donner la priorité aux premiers arrivés. Appliquer ce principe dans le cas qui nous intéresse semble à exclure (tout autant que le tirage au sort) ; pourtant, ne pas l’appliquer a des implications dramatiques (et traumatisantes pour les médecins) : certains patients devront être débranchés en cours de route (et ceci, même s’ils ont une meilleure probabilité de s’en sortir avec un respirateur que sans) au bénéfice de patients dont les chances de survie sont meilleures.
Le critère de la récompense et du mérite (R) tend naturellement à privilégier les personnels de santé, même au détriment de patients avec un meilleur pronostic. Il y a deux interprétations de ce critère : on peut le voir comme une récompense pour les actions passées ou à venir, ou encore comme une maximisation de la valeur instrumentale, qui a une implication sur le bien-être social futur : sauver des personnels de santé permet indirectement de sauver des vies d’autres patients, vu que le personnel médical, une fois guéri, peut retourner soigner des patients3, et par ailleurs (et surtout), le fait de savoir qu’ils seront prioritaires pour les soins s’ils tombent malades incite les personnels de santé à s’engager dans la lutte contre la pandémie, en prenant des risques pour eux-mêmes.
L’égalitarisme ex post (EP), ou compensation, consiste à privilégier les patients qui sont les plus à plaindre, notamment les plus jeunes (donc ceux qui vivraient les vies les plus courtes s’ils mouraient de la maladie), ou encore ceux qui souffrent le plus, ou qui sont les plus malades, à cause du coronavirus ou d’autre chose. Ce critère favorise souvent les plus jeunes, comme le critère U2, mais pour une raison différente, et d’ailleurs ces critères peuvent être en conflit. Si le patient A a 40 ans et une probabilité de survie faible (disons 0,1) s’il est traité, et que le patient B a 50 ans et une probabilité 1 de survivre s’il est traité et 0 sinon, U2 choisira B tandis que EP choisira A. Ou encore, si A et B (toujours 40 et 50 ans) ont les mêmes probabilités de survie avec et sans traitement, et si B a un handicap invalidant, EP peut choisir B alors que U2 choisira A.
Ces quatre grands principes de justice distributive sont discutés en détail dans "Fair allocation of scarce medical resources in the time of Covid-19"4 qui a émis six recommandations pour l’allocation de ressources médicales dans la pandémie de la Covid-19 (que nous n’avons pas la place de reprendre en détail ici). L’association italienne d’anesthésie et de soins intensifs a publié des recommandations similaires, plus détaillées, qui ont été appliquées localement. Des recommandations similaires ont été émises en région Île-de-France5. Mentionnons enfin l’excellente vidéo d’Asia Baluffier, mise en ligne sur le site du Monde le 17 avril 2020.
Il est clair que si dans l’urgence, l’agrégation des différents principes évoqués doit être faite de manière très simple (par exemple lexicographique, un critère primant sur les autres), une réflexion plus approfondie peut mener à des agrégations plus complexes, qui feront appel à des méthodes de décision multi-critères, et à l’élicitation de compromis entre différentes quantités concernées.
Reste une question cruciale : qui décide de l’importance des différents principes et critères ? Les médecins ? L’État ? Les citoyens ? Un peu des trois ? Actuellement, ce sont les médecins qui prennent ces décisions (ce qui est plutôt rassurant)6 ; mais on peut imaginer que les citoyens aient également leur mot à dire. On pourrait alors éliciter les préférences collectives en donnant aux sujets des dilemmes tirés au hasard.7
Au-delà de l’allocation de ressources médicales en tension, d’autres questions de décision collective se posent dans la gestion de la crise sanitaire. Notamment, derrière les décisions concernant la restriction des libertés publiques, il y a un choix collectif complexe, puisqu’il s’agit de trouver un équilibre entre dégâts sanitaires (pour parler cru : nombre de morts) et dégâts organisationnels et/ou économiques, affectant différents secteurs de la population. D’autre part, les choix budgétaires collectifs pour les années à venir, et notamment la part de la santé dans nos dépenses publiques, sera un choix collectif explosif, dont l’importance n’a d’égale que la difficulté... À suivre !
Notes & Références
- Pour une approche pluridisciplinaire, et en particulier une perspective historique, voir : Céline Lefève, Guillaume Lachenal, and VinhKim Nguyen. « La médecine du tri. Histoire, éthique, anthropologie ». Numéro 6, Les Cahiers du Centre Georges Canguilhem. PUF, 2014. 2 Ils sont présentés en détail dans le chapitre.
- de Hervé Moulin. "Fair division and collective welfare." MIT Press, 2003.
- Ce qui, dans le cas présent, est assez peu réaliste : un soignant qui est malade au point d’avoir besoin d’un respirateur ne sera sans doute pas opérationnel avant plusieurs mois.
- Ezekiel J. Emanuel, Govind Persad, Ross Upshur, Beatriz Thome, MichaelParker, Aaron Glickman, Cathy Zhang, Connor Boyle, Maxwell Smith, and James P. Phillips. "Fair allocation of scarce medical resources in the time of Covid-19". The New England Journal of Medicine, 2020.
- Elie Azoulay, Sadek Beloucif, Benoit Vivien, Bertrand Guidet, Dominique Pateron, and Matthieu Le Dorze. « Décision d’admission des patients en unités de réanimation et unités de de soins critiques dans un contexte d’épidémie à Covid-19 ». Rapport technique, 2020.
- Les spécialistes d’éthique médicale recommandent d’ailleurs que les médecins qui prennent la décision ne soient pas ceux qui soigneront les patients, pour garantir davantage d’impartialité et limiter (un peu) l’angoisse des médecins à qui ces tâches incombent.
- Voir par exemple Rachel Freedman, Jana Schaich Borg, Walter Sinnott-Armstrong, John P.Dickerson, and Vincent Conitzer. "Adapting a kidney exchange algorithm to align with human values". In Proceedings of the Thirty-Second AAAI Conference on Artificial Intelligence, pages 16361643, 2018. pour le choix de patients en attente de greffe d’organe ou, hors du domaine médical. Jean-François Bonnefon, Fatimah Ishowo-Oloko, Zakariyah Soroye, Jacob W. Crandall, Iyad Rahwan, and Tahal Rahwan. "Behavioural evidence for a transparency-efficiency tradeoff in human-machine cooperation". Nature Machine Intelligence, pages 517–521, 2019, pour la conception de machines autonomes