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Ouvrage | Covid-19 : regards croisés sur la crise

Covidiser le monde, covidiser la recherche ?

9 mn - Le 01 mars 2021

L’épidémie de la Covid-19 invite les décideurs publics, des acteurs très divers de la société civile et tous les chercheurs à réexaminer leurs domaines à travers les connexions brûlantes que ceux-ci entretiennent avec la pandémie.

Ainsi, puisque la Covid-19 attrape tout, et que tout vient se fondre dans la Covid-19, ce texte suggère un parallèle heuristique : transposer la « climatisation du monde » proposée par Stefan C. Aykut en « covidisation du monde ».

Une fois celle-ci admise, l’essentiel reste à faire, comme c’est le cas pour la climatisation ou d’autres problèmes publics (tels les inégalités entre les sexes). Ni en théorie ni en pratique, le mainstreaming de la Covid-19 ne suffira. Pour ces objets de recherche et de politiques publiques incontestablement systémiques, il faut parvenir à comprendre et agir de manière spécifique, tout en prenant en compte les solidarités de fait entre problèmes à traiter. Pour la recherche, cela suppose un constructivisme et un engagement public aussi nécessaires que réformés.

De la climatisation à la covidisation

Sous le titre Climatiser le monde1, Stefan C. Aykut étudie les (re)configurations majeures de la gouvernance climatique depuis le tournant des années 1990 : de la création du GIEC en 1988 à la COP21 de Paris en 2015, en passant par les autres « Conferences of the parties », devenues le pivot des négociations politiques sur le climat. Plus précisément, il analyse deux phénomènes interdépendants : la « globalisation du climat » (« l’inclusion de nouveaux enjeux et l’association de nouveaux acteurs à la gouvernance climatique ») et la « climatisation du monde » stricto sensu, à savoir « l’extension du problème climatique vers d’autres arènes politiques »2.

Après l’irruption de la pandémie liée au virus SARS-CoV-2, faisons une expérience mentale : remplaçons « climat » par « Covid » dans le texte de Stefan C. Aykut, et interrogeons ainsi ce que « covidiser le monde (et la recherche) » signifie, pour des acteurs divers (étatiques ou non, publics et privés) et les chercheurs. « Covidiser » comme l’on « climatise » ? Dans les deux cas, « la définition classique de la société – les humains entre eux – n’a aucun sens »3. D’autre part, les connexions entre les bouleversements de la gouvernance du changement climatique et les questions que pose à la recherche, toutes disciplines confondues, la pandémie de Covid-19, s’expriment de mille manières.

Trois niveaux d’analyse, indissociables, peuvent illustrer diverses facettes de cette covidisation.

Covidisation illustrée

Le parallèle entre climatisation et covidisation s’impose par une première observation simple, que tout lecteur ou spectateur des médias (réseaux sociaux inclus) a pu faire ces derniers mois : existe-t-il encore un thème du débat public qui ne soit traversé ou absorbé par la Covid-19 ? Et inversement : quand il est question de la Covid-19, quels problèmes sociaux ou économiques pourraient donc en être considérés comme déconnectés ? Il en va ainsi de la pauvreté ou des inégalités sociales plus largement considérées, auxquelles la pandémie tend un miroir tragique. C’est notamment le cas lorsque George Floyd, près de mourir sous le genou d’un policier, râle « I can’t breathe », alors que des milliers de personnes infectées par le SARS-CoV-2 bénéficient d’une assistance respiratoire dans des services hospitaliers de réanimation, et que le tribut payé à l’épidémie par les personnes originaires d’Afrique subsaharienne (les Afro-Américains en particulier) pèse lourd4. Autre exemple : dans le décompte progressif de la surmortalité liée à la Covid-19, il faudra spécifier la part des décès dont la cause immédiate réside dans d’autres maladies, comme par exemple des accidents vasculaires ayant entraîné la mort de personnes qui ont tardé à recourir à des soins du fait de la mobilisation (par force) covido-centrée de l’hôpital, de leurs craintes d’y être infectés par le SARS-CoV-2, et de l’obstacle matériel du confinement.

Deuxième observation : l’avalanche de « tribunes » et « opinions » dont nous avons été témoins émane au moins autant de virologistes, infectiologues, épidémiologistes et autres spécialistes en sciences du vivant, que d’individus ou collectifs, « experts » actifs jusque-là dans des disciplines fort diverses, très souvent investis sur des terrains de recherche ou d’action sans connexion directe avec les problèmes impliqués par une épidémie. Les micros sont tendus comme jamais par la presse en direction des chercheurs et des « billettistes » ou autres « influenceurs » (non restreints au sens commercial du terme), qui s’expriment à voix très haute sur les réseaux sociaux. Pour les acteurs associatifs, prendre la parole, c’est aussi pouvoir montrer que l’imbrication de la cause qu’ils portent et des conséquences de la pandémie dévoile l’insuffisance de leurs financements. On peut penser ici, par exemple, aux associations d’aide aux victimes de violences au sein du couple, ou aux services de santé sexuelle et reproductive qui, comme le Planning familial, se heurtent à des difficultés matérielles accrues pour permettre l’accès au droit d’avorter sous un régime de confinement. Dans ce contexte, la « globalisation de la Covid-19 » de même que la « covidisation du monde » ont été la règle : grande diversité sociale, économique et politique d’acteurs intervenant depuis leurs points de vue originels à propos de la Covid-19, ou inversement traitant de la Covid-19 tout en y associant comme d’évidence reliées leurs préoccupations antérieures.

Un troisième aspect de la covidisation du monde que je décrirai ici est une ego-illustration : « chercheuse en sciences sociales, puis-je/dois-je travailler sur la pandémie de la Covid-19, et si oui pourquoi et comment ? ». Alors qu’une foule de mes collègues, en sciences du vivant ou sciences sociales, prennent ainsi la parole, ai-je moi-même quelque chose de substantiel à dire, et mes recherches antérieures concernent-elles déjà ce qui se joue avec la pandémie présente ? Si le monde est covidisé, mes objets de recherche pourraient-ils échapper à cette règle ? S’ils n’y échappent pas, en quoi la pandémie les modifie-t-elle ? Enfin, avec mes outils habituels, qu’arrivé-je (ou non) à comprendre de l’évolution en cours ?

Nous avons été nombreux à nous questionner ainsi, si j’en crois les échanges avec des collègues, particulièrement au moment de l’installation dans les semaines de confinement. Pour des chercheurs en sciences sociales, il s’agissait aussi de savoir comment faire leur métier « dans un fauteuil » (à la manière des « armchair anthropologists » ?), toute saisie empirique directe ou presque étant empêchée par le verrou du confinement. Dans mon cas, la covidisation n’a pas laissé longtemps place au doute. Partageant un travail pluridisciplinaire avec des équipes hospitalo-universitaires depuis plusieurs années, cliniciens et chercheurs en pneumologie et en médecine interne en particulier, j’ai pu partager les réflexions de ces soignants engagés dans la prise en charge de patients gravement atteints. Au-delà du récit de l’expérience quotidienne sur la maladie elle-même, sa découverte progressive, l’organisation des soins ou encore les comparaisons avec d’autres maladies ou situations sanitaires (la grippe en particulier), la Covid-19 est bel et bien tombée dans notre jardin partagé, entre sciences du vivant et sciences sociales, pour plusieurs raisons résumées ici en bref : a) Comme les maladies (plutôt non-infectieuses) sur lesquelles habituellement travaille notre équipe mixte SHS/médecine, la Covid-19 est inflammatoire et systémique, et s’accompagne le plus souvent de lésions pulmonaires également comparables. b) L’explication des mécanismes d’action du SARS-CoV-2 sont moins intrigants du point de vue de la cause de l’infection que de la diversité très grande des formes prises par la maladie. De même, nos maladies d’intérêt « d’avant la Covid-19 » recèlent une symptomatologie très hétérogène. c) En répondant à des questions comme : « pourquoi plus d’hommes, plus de noirs, plus de pauvres malades de la Covid-19, quels patients sont-ils asymptomatiques, qui développe des formes modérées, graves de la maladie… ? », nous cherchons à construire une épidémiologie sociale et une sociologie de la santé qui interrogent la frontière nosologique entre les maladies infectieuses et non-infectieuses, aux frontières de nos disciplines, à propos de la Covid-19 comme d’autres maladies systémiques5.

Les mots et les choses

Revenons à la climatisation du monde. Stefan C. Aykut nous fait voir combien les questions climatiques font système avec d’autres problèmes scientifiques, techniques, sociaux et politiques, et combien la communication entre les arènes tombe sous le sens car dépendant de la chose elle-même (les changements climatiques). La climatisation du monde s’impose ainsi, comme mécaniquement, par sa transversalité entre les domaines d’étude, les politiques publiques et la pertinence d’acteurs très divers. La climatisation du monde existe, et pas (ou pas seulement) comme un objet socialement construit. L’auteur montre cependant que cette transversalité des choses n’a jusqu’ici pas suffi : le basculement climatique a été appréhendé trop tard et très partiellement dans les trente dernières années, par une partie seulement des acteurs requis, et par la recherche de solutions technicistes et a priori, plutôt qu’appuyées sur des données d’expérience.

Comme dans le cas de cette difficile climatisation du monde, comme aussi pour d’autres politiques publiques pour lesquelles des approches en termes de mainstreaming ont pu être proposées (le genre depuis la fin des années 1980 en Europe), la covidisation paraît à la fois certaine, évidente… et tout sauf gagnée. La pandémie présente attrape tout et pousse à tout réinterpréter, dans la recherche scientifique comme dans la conduite des politiques publiques. Cette évidence laisse entière la construction à mener du « problème Covid-19 ».

La climatisation du monde est un terrain de recherches et de luttes qui n’est pas près de s’éteindre. Si l’arrivée d’un vaccin pourrait en quelque manière éteindre la covidisation du monde, cette covidisation rend éclatants les défis cognitifs et pratiques qui paraissent, entre société civile, recherche et action publique, devoir former notre seul horizon durable : entre construction d’objets de recherche, méthodes de gouvernement et participation politique.

Notes & Références

  1. Aykut Stefan C., 2020, Climatiser le monde, Versailles, éditions Quæ, 79 p.
  2. Id., p. 12.
  3. Latour Bruno, 2020, « La crise sanitaire incite à se préparer à la mutation climatique », Le Monde, 25 mars.
  4. Hardeman Rachel R., Medina Eduardo M., Boy Rhea W., 2020, "Stolen Breaths", New England Journal of Medicine, vol. 383, n°3, 16 July, p. 197-199.
  5. Cavalin Catherine, Lescoat Alain, "Reframing non-communicable diseases", The Lancet Global Health, Vol.5, n°11, e1071.

Les auteurs