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Ouvrage | Covid-19 : regards croisés sur la crise

La catastrophe sanitaire actuelle : une crise anthropologique ?

9 mn - Le 01 mars 2021

Depuis plusieurs mois, nous sommes en pleine pandémie de la Covid-19. Cette catastrophe qui porte bien son nom nous révèle à sa manière ce qu’a produit, anthropologiquement, la mondialisation au cours des dernières décennies.

C’est une crise anthropologique et pour reprendre Marcel Mauss, un fait social total. Sous cette appellation, Mauss désigne tous les éléments institutionnels et socio-démographiques qui sont impliqués dans un tel fait, notamment les regroupements saisonniers (fêtes, foires, assemblées, cérémonies religieuses, jeux, etc.). C’est au cours de tels rassemblements où l’on observe de nombreux échanges que peuvent se transmettre aussi les virus. L’objet de cette brève réflexion est de montrer comment la crise de la Covid-19 est bel et bien un fait social total qui concerne autant la société que chaque individu à trois niveaux : la représentation collective que l’on s’en fait, l’ensemble des institutions qui sont concernées et l’enjeu qui en découle : leur propre existence et survie à terme.

Depuis plusieurs mois, nous sommes en pleine pandémie de la Covid-19. Cette catastrophe qui porte bien son nom puisque c’est bel et bien « un évènement brutal qui bouleverse le cours des choses en provoquant souvent la mort ou la destruction », nous révèle à sa manière ce qu’a produit, anthropologiquement, la mondialisation au cours des dernières décennies. C’est donc, anthropologiquement parlant, une crise anthropologique, et pour reprendre Marcel Mauss1, un fait social total.

Pour Marcel Mauss, le fait social total est un fait qui met en branle dans certains cas la totalité de la société et de ses institutions. Sous cette appellation, Mauss désigne tous les éléments institutionnels et socio-démographiques qui sont impliqués, notamment les regroupements saisonniers (fêtes, foires, assemblées, cérémonies religieuses, jeux, etc.). C’est au cours de tels rassemblements où l’on observe de nombreux échanges que peuvent se transmettre aussi les virus, et que les épidémies se diffusent. C’est ce qu’ont rappelé des épidémiologistes à propos de l’émergence de la Covid-19 en Chine, les fêtes annuelles et la grande mobilité démographique qu’elles ont entrainées, ayant été clairement les catalyseurs de la pandémie dans ce pays. Autrement dit, un fait social total est un phénomène qui engage toute une société et chaque individu, à trois niveaux : la représentation qu’on s’en fait ; l’ensemble des sphères concernées ; et le fait que l’existence et la survie de la société est en jeu.

La représentation collective de la pandémie 

La représentation de la pandémie de la Covid-19 renvoie à quelque chose à la fois de global, 214 pays et territoires sont touchés dans le monde, de contagieux, on estime qu’un individu en contamine au moins trois, contrairement à la grippe annuelle qui est de l’ordre de 1.28, et de plus dangereux que d’autres virus connus, un nombre important de gens pouvant en mourir. Nous avons en effet dépassé le million de morts dans le monde et les trente-trois mille morts en France au 19 octobre 2020 selon le site de l’Université Johns Hopkins.

La déclaration de l’OMS faite fin janvier a conduit à la mise en place dans la plupart des pays du monde de dispositifs pour en limiter la propagation. Désormais, nos interactions sociales sont soumises à ces impératifs sanitaires qui fixent le cadre des conduites, tant au niveau des interactions quotidiennes permises (courses, travail, transport, etc.) qu’au niveau des interactions interdites (rassemblements, cérémonies, voyages, fêtes, spectacles, etc.). Nous sommes dans une situation sociale que l’on peut qualifier à l’instar de Mauss d’anthropologique puisqu’elle concerne simultanément le corps, l’esprit et la société.

La mise en mouvement de toutes les institutions

Le fait social total touche à la fois les institutions économiques, politiques, culturelles, religieuses, la morphologie sociale, l’esthétique et l’éthique. Il peut concerner un fait local, régional ou international. La catastrophe sanitaire que nous vivons est à la fois un fait de civilisation, et un fait social total. Elle nous rappelle l’internationalisation que le monde a connue, notamment à la suite de la chute du mur de Berlin, de l’ouverture des marchés et des frontières et de l’émergence de l’Asie, en particulier de la Chine.

La sphère économique est très durement touchée. Depuis plusieurs mois, les fermetures d’usines et de services se succèdent dans de nombreux secteurs entrainant une baisse notable de l’activité économique, une hausse considérable du taux de chômage et une crise historique sans précédent depuis celle de 1929. Elles semblent même en mesure de déclencher des famines dans les pays pauvres. La diffusion mondiale de ce virus a rendu par ailleurs plus visibles les modes de production et la division du travail international que cette mondialisation d’inspiration néolibérale a mise en place. Elle explique à la fois la diffusion du virus par la multiplication des échanges sociaux (commerciaux, touristiques, culturels), et le mode de production qui a affecté nos propres capacités de fabrication. Les conséquences ne sont pas ici anodines lorsqu’on a vu le monde occidental à la recherche effrénée de fournitures médicales. C’est une autre illustration d’un de ces mouvements de basculement historique du monde.

Ce rapport à l’espace productif se conjugue aussi à un rapport au temps. Marqué par l’immédiateté, l’urgence, et l’activité permanente en tablant sur les décalages horaires, le temps de la mondialisation a transformé notre monde en une usine qui ne s’arrête jamais, et en un espace-vitesse pour parler comme Virilio. Cette instantanéité perçue a affecté clairement nos perceptions de l’épidémie et nos réactions. Elle a influencé le temps de réponse des autorités. De nombreux responsables ont en effet pensé qu’ils pouvaient commander ces fournitures médicales rapidement et les avoir en temps voulu. Cette accélération de la perception nous a donc empêchés de voir.

Cette crise sanitaire sonne aussi le retour de l’État et de ce que Hobbes avait mis en évidence : son pouvoir de vie et de mort sur les citoyens, prix à payer pour assurer notre sécurité en faisant confiance aux personnes qui en ont la charge. En effet, dans le cas de cette catastrophe, les gouvernants n’hésitent pas au nom de l’intérêt général et de la survie collective à imposer des règles plus ou moins draconiennes à leur population. Cette lutte a donc aussi des implications juridiques. En France, nous pouvons en signaler deux : la première concerne la loi sur l’état d’urgence sanitaire et la seconde les formes de surveillance et de censure. De nombreux défenseurs des droits s’en inquiètent, craignant que certaines mesures justifiées pendant la pandémie deviennent permanentes quand la crise sera passée. Avec ce retour de l’État, la question de fond est toujours la même depuis Hobbes : quel doit être le degré d’arbitraire légitime du politique dans un contexte de crise au sein d’un régime démocratique ?

Le confinement et les distances sociales à respecter nous amènent également à revoir notre rapport à autrui, en gardant nos distances et en réduisant nos interactions sociales. La peur de la contamination alimente par ailleurs de vieux réflexes : la stigmatisation, la xénophobie, le racisme et le virilisme. La crise touche donc profondément le rapport à l’autre, tout en mettant en lumière des emplois invisibles, accomplis en très grande majorité par les femmes, soulignant par la même la division ethnique du travail et les lignes de fractures sociales qui parcourent notre société. De nombreuses études récentes font en effet état de taux de morbidité et de mortalité différenciés selon l’origine sociale et ethnique, lesquels semblent s’expliquer par l’âge, le sexe, les régions d’appartenance, la densité démographique des zones habitées, l’exiguïté des logements, le recours massif aux transports en commun, la surreprésentation dans certains secteurs clés comme le commerce alimentaire, le nettoyage ou la livraison.

Dans notre société de communication instantanée, nous pouvons constater combien cette pandémie est aussi une affaire de langage. Elle s’accompagne d’un déluge de prise de paroles, de discours, et de commentaires. Ce déluge fait appel à un vocabulaire médical et épidémiologique spécialisé, à des euphémismes, et à des mots clés qui suscitent débats, espoirs, peurs et angoisses. Toutefois, le pouvoir des mots ne se contente pas de nommer mais aussi d’agir sur la réalité. Dans le cadre de cette crise, cette fonction performative du langage s’illustre au cours des conférences quotidiennes données par divers responsables et les prises de parole en tous genres sur les réseaux. Les controverses qui en résultent, mettent souvent en évidence les injonctions paradoxales, les mensonges, les vérités, et les omissions émises depuis les débuts de cette pandémie. Le contexte de l’énonciation et le contenu de ce que l’on dit étant liés, ces multiples prises de parole peuvent venir miner ou accroître leur crédibilité.

L’existence de la société en jeu

Au cours de cette pandémie se jouent enfin plusieurs choses qui vont déterminer l’existence que nous allons avoir, voire notre survie ; c’est le dernier élément de tout fait social total. Parmi toutes les réflexions émises actuellement, il y a une interrogation qui s’ajoute à toutes celles concernant notre mode développement, c’est celle qui touche notre relation à la nature sauvage. L’explosion démographique et la disparition de nombreux espaces naturels entraine un rapprochement avec une nature jusque là lointaine, et permet désormais une contagion de plus en plus probable par des agents pathogènes redoutables et inconnus, ce que les spécialistes appelle une zoonose. Cette catastrophe pose donc de nombreuses questions éthiques. 

La crise que nous vivons est particulièrement propice pour qu’émerge une éthique de la finitude qui devrait nous permettre de faire définitivement le deuil de notre toute puissance et de redonner à notre condition de mortel toute sa place. D’une certaine façon, cette crise nous le rappelle de manière tragique, tout en soulignant certains enjeux qui lui sont associés : la place que doit occuper les personnes âgées et la fin de vie dans des pays qui voient l’espérance de vie s’élever.

Cette catastrophe sanitaire est une crise existentielle, un fait social total, et donc bel et bien une crise anthropologique. À nous d’en tirer tous les enseignements pour que le développement socioéconomique puisse se faire désormais dans un contexte de justice sociale et de respect des équilibres naturels. Aux spécialistes de la gestion et des organisations que nous sommes de nous y atteler afin de redonner à la politique toute sa place, laquelle est au sens de Mauss, l’art de la direction consciente de la vie en commun. 

Notes & Références

* Ce texte est une version très réduite d’un article précédemment publié dans Le Libellio d’Aegis, volume 16, juillet 2020. 

  1. Marcel Mauss, Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF, 1968.

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