Candidater
Comprendre le monde,
éclairer l’avenir

Ouvrage | Covid-19 : regards croisés sur la crise

Le confinement déplace les sciences sociales

Publié dans Géopolitique, Droit, Société 13 mn - Le 01 mars 2021

Le confinement de mars à juin 2020 a bousculé nos conditions de vie, et avec elles, nos pratiques de recherche et d’enseignement.

Cette contribution entend revenir sur une expérience originale, celle d’une recherche collective de sciences sociales sur les conditions matérielles et sociales du confinement, menée collectivement par des lycéen·ne·s, des étudiant·e·s, des professeur·e·s du secondaire et des chercheur·ses dauphinois·es. Dans ce chapitre, nous opérons un pas de côté vis-à-vis des recherches qui prennent la maladie et sa prise en charge institutionnelle comme objet. Plutôt, le confinement y est appréhendé comme un opérateur concret de la transformation des conditions d’enquête et d’enseignement. Nous observons un triple déplacement : des objectifs poursuivis par l’enquête de terrain, des méthodes de recherche, et enfin des pratiques d’enseignement et de mise en circulation des savoirs.

Du 1er avril au 24 juin 2020, un séminaire à distance a réuni des lycéen·ne·s de deux lycées de Seine-Saint-Denis, des étudiant·es de Dauphine et leurs enseignant·e·s autour d’un projet intitulé Confinements de Classe. Au croisement de l’enseignement et de la recherche, il visait la production d’une enquête qualitative longitudinale sur les conditions de vie pendant le confinement, centrée sur les inégalités sociales, de genre, de race et de classe notamment. Toutefois, les conditions de déroulement de l’enquête ont amené à modifier des protocoles méthodologiques rodés et des savoir-faire en matière d’enseignement des sciences sociales. Le confinement n’est pas un objet que l’on pourrait saisir de l’extérieur, parce qu’il affecte les conditions concrètes de production d’une enquête de sciences sociales et parce qu’il implique des formes différentes de présence sur le terrain. Ce texte est consacré à rétablir ces déplacements heuristiques.

Investir le confinement avec des sciences sociales

Confinements de Classe est né d’une intention préalable à la crise sanitaire : celle de faire travailler ensemble des enseignant·e·s du supérieur et du secondaire. Professeur·e·s d’histoire-géographie en Seine-Saint-Denis, Laurent Clavier et Camille Taillefer avaient déjà envisagé de monter avec Pierre-Yves Baudot et Marion Clerc, enseignant·e·s en sociologie à Dauphine et chercheur·e·s à l’IRISSO, un projet réunissant lycéen·ne·s et étudiant·e·s autour d’une thématique commune. Paradoxalement, le confinement s’est présenté comme une opportunité, en assouplissant la contrainte des emplois du temps et des transports, et en faisant disparaître les frontières géographiques, voire symboliques entre le 16e arrondissement et la Seine-Saint-Denis. Les réunions Zoom, instaurées de façon hebdomadaire ont permis de réunir ces différentes trajectoires sociales autour d’un même projet, ce qui aurait été difficile en d’autres circonstances. En atteste la difficulté à maintenir un tel rythme depuis le déconfinement de mai-juin 2020, chacun·e ayant depuis repris sa place initiale.
 
L’objet confinement a été investi avec nos dispositions habituelles. Il s’agit premièrement du souci pédagogique des enseignant·e·s de Seine-Saint-Denis, déjà formalisé dans l’ouvrage Territoires vivants de la République (La Découverte, 2018), d’inscrire l’enseignement dans le contexte social dans lequel vivent les élèves en partant des expériences vécues pour construire un rapport critique au monde. Le confinement s’avérait une excellente occasion pour faire des sciences sociales, en liant le global (la pandémie, le confinement, les inégalités sociales) à l’expérience intime de l’enfermement (la présence de la famille, du voisinage, de l’extérieur à distance). Deuxièmement, le projet s’est appuyé sur l’expérience de la recherche et de l’enseignement en sociologie, avec pour horizon la production de résultats scientifiquement robustes et leur publication dans des revues académiques. Ainsi, lors de la première réunion1 a été établi un protocole d’enquête d’entretiens par téléphone, panélisé (des entretiens répétés avec les mêmes enquêté·e·s pendant toute la durée du confinement), avec deux personnes, à raison d’une à deux fois par semaine. Une problématique a été dégagée, directement inspirée de l’ouvrage collectif dirigé par Bernard Lahire, Enfances de classe (2019) : traquer le rôle des inégalités dans la production concrète des conditions d’existence - en l’occurrence, celles du confinement.

L’objectif du projet était triple. Tout d’abord, se servir des sciences sociales pour construire un rapport critique à l’expérience immédiate et ainsi permettre à toutes et tous de se déprendre de l’angoisse et des incertitudes qui pesaient sur nous. Face à cet événement, les professionnel·le·s des sciences sociales que nous sommes pouvaient alors se sentir dépossédé·e·s de leur utilité sociale. Privé·e·s d’enquête, nous avons perdu la possibilité de construire une analyse fondée sur la collection des points de vue. Soudainement assigné·e·s à résidence, nous avons été rappelé·e·s à nos positions sociales, à nos conditions de logement, de revenus et à la détermination genrée des possibles professionnels - choses très largement invisibilisées dans l’ordinaire du fonctionnement académique. L’enquête Confinements de Classe offrait ainsi la possibilité de repartir de ces conditions matérielles d’existence pour enquêter, en fonction de celles-ci. Ensuite, ce projet s’offrait comme une façon de produire une enquête collective. La division des tâches entre étudiant·e·s et lycéen·ne·s d’une part, et enseignant·e·s, d’autre part s’est matérialisée dans le fait que seul·e·s les premier·e·s se sont chargé·e·s d’enquêter, les second·e·s animant les séances collectives de travail, relisant les matériaux recueillis et proposant des pistes d’investigation, débattues collectivement. Enfin, il s’agissait de former aux sciences sociales, à l’entretien, au recueil des données et à leur analyse, à la fabrication collective des hypothèses : bref, de dispenser un cours de méthodes de sciences sociales.

Faire des sciences sociales confiné·e·s 

Si le protocole d’enquête a été élaboré à partir d’expériences précédentes de recherche et d’enseignement, il s’est heurté aux contraintes du confinement et aux conditions matérielles dans lesquelles vivaient les enquêtrices. Cette configuration a conduit à des choix originaux - enquêter sur le proche, enquêter en collectif - qui soulèvent des enjeux méthodologiques particuliers.

Les situations d’existence des enquêtrices ont été déterminantes dans l’investissement dans l’enquête et sa pérennité. La disponibilité biographique de l’enquêteur ou l’enquêtrice (le temps qu’elle ou il arrivait à prendre sur ses autres tâches, notamment quand la date de rendu des travaux de fin d’année universitaire approchait pour les étudiant·es) s’est révélée être une condition majeure. L’ajustement plus incertain des temps sociaux, du fait de leur délitement (des enquêté·e·s qui décalent complètement leurs horaires de lever et de coucher, tandis que les temps scolaires diurnes sont maintenus pour les étudiant·e·s, plus que pour les lycéen·ne·s) est aussi apparu comme un facteur déterminant. Le fait de disposer d’une pièce à soi pour s’isoler le temps de réaliser l’entretien - questionnement absent d’une enquête ordinaire, le ou la chercheur·e faisant l’effort préalable de se rendre disponible aux enquêté·e·s - a aussi conditionné le bon déroulement de l’enquête.

Avant même de pouvoir durer, l’enquête devait susciter l’intérêt des enquêteurs et enquêtrices. Ils et elles n’ont pas été recruté·e·s du fait de leur inscription dans une UE d’enseignement, comme une façon de valider un cours pour accumuler des crédits ECTS, mais sur la seule base de leur volontariat. Les motivations de l’investissement sont diverses : participer à un projet collectif de sciences sociales, travailler différemment avec un·e enseignant·e, reconquérir une capacité d’analyse de l’épreuve, mais aussi maintenir des liens avec des enquêté·e·s. Alors que le protocole initial de l’enquête demandait simplement de choisir «deux personnes», les enquêtrices et enquêteurs ont proposé de travailler sur des proches : leur petit·e ami·e ou leur ami·e, leur mère, leur cousine, leur voisin… Ce choix répond aux contraintes d’un protocole relativement lourd : s’assurer rapidement le consentement de l’enquêté·e à l’exercice du récit répété de son intimité pendant toute la durée du confinement. Il répond aussi à la volonté de se servir de l’enquête comme opportunité pour entretenir des relations avec une mère qui venait d’accoucher, avec un parent dont il ou elle était séparé·e du fait des gardes d’enfants ou de proches tenu·e·s à distance par un éloignement géographique devenu incompressible… Une telle proximité à l’enquêté·e pose des difficultés majeures d’un point de vue méthodologique. Comment objectiver des individus avec lesquels on est confiné·e, avec lesquels on entretient une relation familiale ou amoureuse ? Et surtout, comment restituer ensuite collectivement ces matériaux, au risque de se dévoiler soi-même dans la restitution ? Une séance collective, au cours de laquelle l’entretien d’une enquêtrice avec sa mère avait été analysée par l’un des enseignants sans savoir qu’il s’agissait d’une personne aussi proche, a ainsi mis en évidence l’équilibre précaire de ce projet, entre investissement de soi et forme scientifique. Dans le même temps, s’en tenir à un rôle d’enquêteur ou d’enquêtrice a pu constituer une forme de réassurance dans l’interaction avec l’enquêté·e, permettant de varier les rôles - amie et enquêtrice par exemple -, les situations d’entretiens et les conditions de recueil de l’information, tout en assurant aussi certainement l’intéressement de l’enquêté·e à l’enquête. Le séminaire collectif servait aussi, comme une supervision collective pratiquée dans d’autres professions (psychologie), à travailler ces positionnements complexes. Si de nombreux travaux ont pu porter sur le milieu d’existence du ou de la sociologue, c’était sous la forme d’un exercice solitaire d’auto-analyse2. Ces enquêtes n’étaient pas collectives : elles ne supposaient pas une restitution publique de la matière brute au collectif d’enquêteurs et enquêtrices. À l’inverse, Confinements de Classe reposait sur cet exercice délicat. 

Au déplacement des méthodes des sciences sociales, s’ajoute celui des méthodes pédagogiques. Confinements de Classe déroge à plusieurs pratiques habituelles de l’enseignement de l’enquête de terrain. D’ordinaire, elle prolonge un cours de méthodes qualitatives, donne lieu à la rédaction d’un dossier et fait l’objet d’une évaluation par un·e professeur·e. Dans ce projet, nous avons tenté de tenir à distance ces pratiques, pour non pas reconstituer une classe mais instituer un collectif d’enquête. Pour autant, la forme scolaire n’est pas absente. Nous étions toutes et tous travaillé·e·s par le souci scolaire de bien faire, de poser les bonnes questions ou, pour reprendre l’expression d’un enquêteur, de poser des « questions de sociologue ». Certain·e·s étaient ainsi dubitatives quant à de leur capacité à faire durer les entretiens. D’autres étaient en demande d’une liste de questions à poser. Toutefois, les conditions d’investissement des enquêtrices rendaient nécessaire d’horizontaliser les relations entre des participant·e·s de statut différent. Hors de question par exemple de guider le choix des enquêté·e·s, de proposer une grille d’entretien clé en main, ou de contrôler leur durée. Cette horizontalité s’est avérée utile dans l’entretien des motivations mais aussi a permis aux enquêtrices et enquêteurs de s’approprier les questionnements et réaliser des entretiens plus riches.

Tout s’est fait “en même temps” : contrairement au cheminement linéaire d’un syllabus de cours, les enseignant·e·s voyaient se construire simultanément l’objet du questionnement, la formulation des questions et la passation des entretiens. Alors que les méthodes d’enquête invitent à préparer par des lectures préalables des problématiques, des thèmes et des questions, ici l’appui sur la littérature de sciences sociales était minimale pendant la phase de recueil des données. Il s’agissait d’éviter de bloquer la participation des lycéen·ne·s qui, pour le plus jeune en seconde, commençaient tout juste leur formation aux sciences sociales. Ceci a permis de maintenir l’ouverture des séminaires au plus grand nombre. Le séquençage habituel des programmes de recherche était ainsi transformé : les séminaires hebdomadaires avaient pour double rôle la restitution des matériaux et la confection des problématiques. De notre point de vue, c’est à cet endroit précis que l’enquête est devenue collective : elle correspondait à la construction en commun d’interrogations déployées ensuite dans les entretiens. Enfin, le déplacement de la relation pédagogique s’est également fait sentir. Si les standards actuels - notamment en période de distanciel - évoquent la nécessité d’inversion de la classe, Confinements de Classe peut aussi avoir été une expérience pédagogique de construction d’une relation pédagogique fondée moins sur la transmission de connaissances que sur la capacité de celles-ci à animer une relation entre étudiant·e·s, lycéen·ne·s et enseignant·e·s. De ce fait, sans nier les différences d’âge et de statut, il s’agissait moins de faire descendre ou remonter des savoirs que de faire de ceux-ci le liant d’un collectif de recherche. 

* Membres du collectif Confinements de classe

Marion Clerc, Pierre-Yves Baudot, Aude Lebrun, Mathilde Guellier, Amélie Carrier, Anouk Martin, Camille Taillefer, Lauren·t Clavier. Merci à Nejma Hezaimia, Ilaria Zucchini,Lila Belahlou, Adèle Triol, Lana Tigrini, Chine Thybaud, Pablo Têtedoie, Manon Pouille, Agathe Portal, Mathilde Olivier, Agnès Obrecht, Aziana Nzoulou, Yvonne Mathis, Ryan Kossonou, Hatun Guclucal, Victoire Goprou, Juliette Gadoin, Océane Félix, Hugo Faria, Sherine Farahat, Claire Elazzaoui, Amélie Dupuis, Maialen Despiau-Descouret, Maëlle Descamps, Nelly Correa, Lila Boinel, Claire Bluteau, Nezar Benabdelkader, Alice Barthélémy et Maroan Abded-Meneaam, ainsi que Thierry Thieû Niang, François Lorin, Christian Baudelot, Stéphane Baciocchi.

Références

  1. Elle regroupait douze lycéen·ne·s, quaranteneuf étudiant·e·s et quatre encadrant·e·s (deux professeur·e·s d’histoire, une doctorante en sociologie et un enseignant-chercheur en sociologie). Elle a eu lieu le 1er avril 2020. À cette date-là, le confinement n’était annoncé que jusqu’au 13 avril.
  2. On pense, dans des styles différents, aux travaux de Pierre Bourdieu sur le Béarn, à Florence Weber sur le travail-à-côté ou à Didier Eribon et son Retour à Reims.