Ouvrage | Covid-19 : regards croisés sur la crise
« Restez chez vous avec vos microbes ! » : les locaux pestent contre les exilés urbains
Et vous, où vous êtes-vous confinés en mars 2020 ? Êtes-vous restés en ville où vous êtes-vous échappés « à la campagne » ?
L’objectif de cette recherche est d’étudier les discours qu’ont produit les médias sur le départ massif des urbains vers la ruralité afin de mieux comprendre les rapports au territoire et à autrui que révèle un contexte de crise sanitaire. L’analyse de 1 706 verbatim à partir de différents médias et supports médiatiques montrent que le rapport au territoire s’articule autour de quatre dimensions : le rural idyllique, le rural infernal, l’urbanité idyllique, l’urbanité infernale. Chaque dimension qualifie le rapport au lieu et aux individus et, en filigrane, ce qui fonde le « droit d’être ici ». Les enjeux de cette recherche sont discutés pour le champ du management de la ruralité dans lequel elle s’inscrit mais également, de façon plus globale, les enjeux de la thématique sont discutés pour le laboratoire Dauphine Recherches en Management.
Tel est le titre1 d’une des nombreuses interventions médiatiques relatant le début du confinement en mars 2020 alors que l’Insee estime qu’environ 1,4 million de citadins bouclaient leurs valises pour partir se mettre « au vert ». L’image de la campagne -et donc les représentations qu’en ont les personnes- est idyllique (calme, saine, sécurisante, solidaire). En miroir, la ville est sale, dangereuse, inhumaine, assimilée à un « enfer » : « le sentiment de vulnérabilité en ville est très fort. Il y a un appel de la campagne comme un espace qui serait rassurant et qui serait un espace sécurisant »2. Pour autant, la campagne n’est pas si paradisiaque : elle est aussi synonyme de déserts (médicaux), de fermetures (services publics, lignes de transport), de pauvreté (80 % des ruraux sont agriculteurs et la plupart vit sous le seuil de pauvreté de 780 euros par mois). Les ruraux peuvent ressentir un sentiment d’abandon, la ville restant dans leurs représentations le lieu du pouvoir, de l’économie, de l’argent.
Avant la crise sanitaire déjà, le retour à la terre devenait valorisé -voire valorisant ?- dans l’espace public : quelques diplômés des Universités et grandes écoles quittaient leur vie urbaine qu’ils trouvaient dénuée de sens pour la terre embrassant entre autres la carrière de néo-paysans. La vie à la campagne représente, en 2018, avant la Covid-19 donc, un idéal pour 81 % des français3. En contrepoint, les villes se « campagnisent » : elle se dotent d’espaces bucoliques et de lieux de production agricole avec des fermes urbaines par exemple, afin de donner des espaces de respiration aux citadins.
Malgré ces initiatives « vertes », les villes, contrairement à la campagne, n’offriraient/n’offriront plus le bien-être nécessaire en cas de crise sanitaire, de forte canicule. Pour preuve : une partie des urbains, notamment les parisiens, a fui la perspective d’un confinement dans leur appartement. Sauf que cet exode a généré une nouvelle temporalité dans le mouvement ville-campagne. Les urbains ont rejoint leurs maisons secondaires hors vacances, en partie pour y travailler à distance, pour une durée incertaine mais relativement longue. Quels discours cet exode urbain a-t-il généré de part et d’autre des populations amenées à cohabiter ?
Sur un plan académique, la ville et la campagne sont deux espaces largement étudiés dans le champ des sciences de gestion et plus particulièrement dans le champ du marketing territorial. Les problématiques académiques travaillées aujourd’hui ont trait au vécu de la ruralité mais aussi au caractère géographique des identités individuelles. Plusieurs groupes sociaux peuvent habiter le même territoire sans pour autant ressentir le même rapport au territoire en termes d’appropriation, d’appartenance ou d’engagement. La puissance publique, notamment, fait face à l’enjeu de faire coexister des visions parfois antagonistes du territoire. Se pose la question de la conscience spatiale partagée, celle de la communauté, nourrissant l’identité personnelle. La conscience reposant sur les représentations du monde, l’étude des représentations des territoires dans un contexte inédit présente une opportunité et intérêt académiques. Elles sont présentées ci-après.
Résultats : l’enfer c’est … les parisiens
Une analyse de 1 706 verbatim issus de différents médias publiés en ligne et des commentaires associés laisse émerger deux axes qui structurent les représentations : le lieu (urbain versus rural) et le vécu de ce lieu (idyllique versus infernal). Il apparaît aussi des registres d’expression différents : les médias font parler les individus plutôt sur les caractéristiques des lieux tandis que les commentaires évoquent voire critiquent les attitudes des individus. Les reproches les plus virulents se concentrent sur les urbains, dont l’archétype est « le parisien », qui se voient contester le droit « d’être là », c’est-à-dire dans leur résidence secondaire et plus largement, à la campagne.
La figure 1 offre une représentation graphique de l’analyse des verbatim, éléments décrits ci-après.
Le rural idyllique est largement mentionné dans les articles qui en vantent les paysages, la nature, l’espace, l’authenticité mais aussi l’alimentation locale, l’auto-suffisance alimentaire (« On souhaite avoir un environnement plus grand avec un jardin plutôt qu’un appartement parisien »). Ce paradis est mis en perspective de l’enfer urbain illustré par l’exigüité des logements, le caractère bétonné de la vie urbaine mais aussi la proximité forcée des espaces dans lesquels se font les déplacements (« Je ne suis pas rassurée, à la gare Montparnasse ce matin, il y avait beaucoup de monde, aucune distance de sécurité entre chaque personne »).
Les commentaires s’attaquent davantage aux habitants des villes. En effet, les lecteurs se saisissent de l’exode sanitaire pour faire part de leurs représentations des urbains : prétentieux, irrespectueux, dangereux, envahisseurs, inconscients, irresponsables sont les thématiques récurrentes permettant de confirmer ce qui était ressenti avant la crise et de l’amplifier. L’urbain « parisien » est à la fois pilleur de ressources (« Les Parisiens sont arrivés cette nuit en masse et ce matin, en terrain conquis, ils ont vidé les rayons de la supérette »), dominant et méprisant (« À cela s’est ajoutée une attitude prétentieuse vis-à-vis de l’épidémie, genre "je suis au-dessus de ça" ») et inadapté voire ridicule (« Ils déambulent en groupe, en jogging fluos ou avec des vélos électriques », « La dernière fois qu’ils ont vu un oiseau, c’était en photo »).
À l’opposé de ces représentations, la ville idyllique est rarement mise en avant. Lorsqu’elle l’est, à part égale entre médias et commentaires, c’est pour en vanter les avantages du lieu en termes d’infrastructures (« j’ai plus de chance d’être soigné à Paris qu’en Province »), et des habitants en termes notamment de contributions financières (« Beaucoup disent grand mal de cette affluence massive mais il ne faut pas oublier qu’ils nous font vivre »).
Enfin, concernant l’enfer rural, les médias pointent des manques d’infrastructures (« ils constateront que la 5G, ce n’est pas pour tout de suite, dans la mesure où la 3G n’existe qu’en haut du bourg » et remet à l’agenda le débat sur les nuisances et conflits de voisinage (« coq qui chante à 5h du matin », « les cloches matinales du village ») de nature à entraver la version idyllique. Les commentaires sont, là encore, davantage focalisés sur les attitudes des ruraux en peignant des portraits teintés de xénophobie, d’étroitesse d’esprit, de moralisme voire d’hypocrisie et de mauvaise foi, lorsque « les propriétaires du Cap Ferret faisaient moins la fine bouche pour vendre leur cabane à prix d’or ».
Le matériau discursif fait apparaître toutefois quelques tentatives de rapprochement, jetant les bases de représentations communes : « C’est un peu irresponsable, certes, mais les résidents secondaires ont aussi droit à leur liberté de mouvement pour choisir leur lieu ». De fait, construire une identité collective à partir du territoire sera nécessaire dans les années à venir. La capacité à casser la distinction « eux / nous » semble un des leviers pertinents pour retisser des liens entre groupes supposément différents mais qui en réalité partagent le même dessein.
En guise de conclusion
Le marketing des territoires est un des thèmes de recherche du laboratoire Dauphine Recherches en Management. Un axe transversal sur ce thème4 (CREM-Immobilier & Territoire) permet d’accueillir des colloques, productions scientifiques, publications, numéros spéciaux (Management de la Ruralité, numéro spécial de la Revue d’Économie Régionale et Urbaine), des thèses et des mémoires de master.
Le rapport à la ruralité invite également à poser des questions plus générales pour les universités et les espaces de formation. La crise de la Covid-19 a forcé l’expérimentation du travail et de l’enseignement à distance généralisé et ouvert des opportunités : l’extension/externalisation des cours à la campagne en proposant des formations à distance pour les ruraux, relâchant d’autant la contrainte financière des études et du logement. Les ponts entre les urbains et les ruraux peuvent ainsi être étendus au-delà des espaces traditionnels. Par exemple, dans le cadre du Prix de l’innovation rurale organisé par DRM, les lauréats pourraient être accompagnés par les étudiants du parcours Recherche du master Marketing & Stratégie.
En somme, l’objectif serait donc moins de déployer la marque d’une grande université, mais davantage d’inventer un rapport gagnant-gagnant où chaque partie prenante proposerait des compétences inédites au sein de différentes formations qualifiantes. On peut penser à des cours d’agriculture urbaine, en créant des partenariats avec des associations qui font le lien, à l’instar de « J’aime le vert ». Certaines institutions prestigieuses délivrent des CAP… ces formations pourraient recueillir un accueil très favorable de la part d’étudiants éprouvant le besoin d’associer leur réflexion à des terrains concrets. Ces partenariats offriraient des solutions innovantes pour retrouver du sens à leurs actions, et s’épanouir dans le lien et dans le lieu. Comme le disait F. Ratzel en 1897, « le lien spirituel avec le sol se crée dans l’habitude héréditaire de la cohabitation ».
Notes & Références
- Le Point, 18 mars 2020.
- L’exode urbain, Manifeste pour une ruralité positive, Claire Desmares-Poirrier, 2020.
- www.ifop. com/publication/ territoires-rurauxperceptions-et-realitesde-vie/
- drm.dauphine.fr/fr/axes-transversaux/ axe-crem-immobilier-territoires.html