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Ouvrage | Covid-19 : regards croisés sur la crise

Le virus et la nécessité

Publié dans Géopolitique, Droit, Société 10 mn - Le 01 mars 2021

La Covid-19 a contaminé notre État de droit, le contraignant à produire des anticorps, au péril apparent des libertés publiques. Elle confronte le droit à la vie, qui est, cependant, en luimême une liberté fondamentale, aux autres manifestations de liberté.

C’est le principe de nécessité qui, sous le contrôle spécialement des juges constitutionnel et administratif, assure la régulation de cette périlleuse conciliation. La France se trouve ainsi placée, volens nolens, sous un régime aussi complexe qu’inédit de police spéciale. À la mutabilité dangereuse du coronavirus répond une production continue de normes législatives et réglementaires par un État qui se veut forteresse protectrice, mais aussi agent compensateur des propres mesures restrictives des libertés qu’il s’estime aussi fondé que contraint à prendre. Si cette configuration a, pour l’essentiel, passé le cap des contrôles juridictionnels, c’est qu’elle a paru nécessaire et suffisamment protectrice de la vie humaine, en dépit des contraintes qu’elle emporte.

Les libertés au risque de la covid-19 : le cadre de l’affrontement 

La pandémie de la Covid-19 a contaminé notre État de droit le contraignant à produire des anticorps, au péril apparent des libertés publiques. C’est que la lutte contre cette maladie, inédite par ses effets et sa ténacité morbides, convoque, prima facie, pour les opposer, deux grandes normes de l’ordre juridique : d’un côté, le droit à la vie, et l’une de ses garanties, la protection de la santé publique, de l’autre, la liberté, dans toutes ses composantes. 

À l’heure où sont écrites ces brèves observations, un second confinement d’un mois est ainsi imposé au pays, après celui du premier semestre qui aura duré 55 jours : à la résurgence de la maladie répond ainsi un regain des contraintes imposées aux citoyens.

Comme l’a résumé le Conseil d’État, en validant l’instauration d’un couvre-feu : « La liberté personnelle, la liberté d’aller et venir, la liberté de réunion ainsi que le droit au respect d’une vie familiale, doivent être conciliées avec les autres libertés fondamentales, parmi lesquelles figure le droit au respect de la vie » (CE, ord.réf. liberté, 23 octobre 2020, M. Cassia et autres, cons. 16), sans oublier « la liberté d’entreprendre » (CE, ord. réf. Lib., 18 avril 2020, FTM-CGT, cons. 10, refusant la fermeture des entreprises métallurgiques non essentielles à la Nation), base de l’économie de marché, qui, combinée avec l’État de droit, tend à produire une démocratie de marché.

Encore faut-il observer que, pour la Haute Assemblée, le droit à la vie a une double nature.

Il est, on l’a vu, aussi une liberté fondamentale, sans doute parce qu’il est en quelque sorte le support biologique obligé de toute capacité d’autodétermination humaine. Il est, à cet égard, proprement matriciel.
Mais il est également un droit-créance, en ce qu’il permet d’exiger de la Puissance publique la protection de la vie.

Il est notable que l’une des premières requêtes, suscitées par le confinement de mars 2020, et déposée devant le Conseil d’État, au titre de la procédure de référé liberté, dans laquelle le juge administratif statue en 48 heures, n’avait pas pour objet, comme c’est ordinairement le cas dans le contentieux de la police administrative, d’incriminer une restriction de liberté imposée en vertu d’un intérêt public supérieur (ordre public, droit à la santé et, censément, droit au respect de la vie durant la pandémie), mais bel et bien d’intensifier, au nom de ce dernier droit, ces restrictions en imposant des modalités de confinement plus strictes que celles, déjà lourdes qui avaient été décidées par le gouvernement (CE, ord., réf.lib.22 mars 2020, Syndicat jeunes médecins, qui a enjoint au Premier ministre et au ministre de la santé de prendre dans les quarante-huit heures les mesures suivantes : préciser la portée de la dérogation au confinement pour raison de santé ; réexaminer le maintien de la dérogation pour « déplacements brefs, à proximité du domicile » compte tenu des enjeux majeurs de santé publique et de la consigne de confinement ; évaluer les risques pour la santé publique du maintien en fonctionnement des marchés ouverts, compte tenu de leur taille et de leur niveau de fréquentation).

Cette dernière décision, devenue référentielle, pour la gestion juridique de la crise sanitaire en cause, énonce, en une sorte de vademecum du contrôle juridictionnel du respect des libertés en pandémie virale, qu’en premier lieu, il appartient aux autorités compétentes « de prendre, en vue de sauvegarder la santé de la population », des décisions restrictives des libertés, pour peu qu’elles soient « nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif de sauvegarde de la santé publique qu’elles poursuivent.» (cons. 3), et, qu’en second lieu, « Le droit au respect de la vie, » implique que « Lorsque l’action ou la carence de l’autorité publique crée un danger caractérisé et imminent pour la vie des personnes, portant ainsi une atteinte grave et manifestement illégale à cette liberté fondamentale, le juge des référés peut (…) ordonner les mesures d’urgence qui lui apparaissent de nature à sauvegarder, dans un délai de quarante-huit heures, la liberté fondamentale à laquelle il est porté une atteinte grave et manifestement illégale ». Ainsi peut être mis en cause tant l’excès d’intervention de l’administration que l’insuffisance d’action de celle-ci, tant son activisme que sa carence éventuels.

Le Conseil constitutionnel n’est pas en reste qui, contrôlant cette fois le législateur, thaumaturge institutionnel en crise virale, affirme : « 17. La Constitution n’exclut pas la possibilité pour le législateur de prévoir un régime d’état d’urgence sanitaire. Il lui appartient, dans ce cadre, d’assurer la conciliation entre l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé et le respect des droits et libertés reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République » (CC n° 2020-800 DC, 11 mai 2020).

Cette conciliation doit être « équilibrée » et se traduire par des dispositions « nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi » (CC n° 2020-803 DC, 9 juillet 2020, cons. 20).

Dès lors, la nécessité est un paramètre régulateur de l’équilibre dynamique entre libertés et exigences sanitaires, et elle s’enrichit de l’adaptabilité et la proportionnalité. Ce qui est nécessaire doit être aussi suffisant, ce qui prohibe, encore une fois, tant l’excès de restriction que son insuffisance.

La nécessité et la lutte contre la covid-19 : le théâtre législatif et réglementaire des opérations 

La nécessité a fait jaillir, face à la Boîte de Pandore du coronavirus, une fontaine législative, préventive, à défaut d’être sûrement curative. La France vit en effet, actuellement, fait inédit en temps de paix, sous la houlette d’un complexe législatif de police administrative spéciale. 

Dans son avis du 18 mars 2020 sur le projet de loi d’urgence pour faire face à l’épidémie de la Covid-19, le Conseil d’État estime que « l’existence d’une catastrophe sanitaire rend utile un régime particulier de l’état d’urgence pour disposer d’un cadre organisé et clair d’intervention en pareille hypothèse. » (cons. 3).

Le régime juridique de l’exceptionnalité mute donc, comme, hélas, le virus, au gré de la nécessité sanitaire.

La théorie des circonstances exceptionnelles, définie à la fin de la Première Guerre mondiale, mais ne serions-nous pas en guerre sanitaire ?, admet certes que l’administration puisse exceptionnellement déroger aux règles normales de compétence, de forme et de fond des actes administratifs, lorsque les circonstances le nécessitent absolument (CE 28 juin 1918, Heyriès ; 28 février 1919, Dames Dol et Laurent).

Utile pour justifier des mesures ponctuelles et applicable à l’actuelle pandémie (CE, 22 mars 2020 précit.), elle n’est pas apte à fonder une stratégie globale et cohérente. Prétorienne, elle est aussi affectée par l’aléa judiciaire. En outre, elle ne satisfait pas aux attentes contemporaines de rehaussement de la protection des libertés, car elle n’est accompagnée d’aucune prévisibilité ni de garanties procédurales.

D’où l’adoption de la loi du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de la Covid-19 qui institue, à titre expérimental, un état d’urgence sanitaire, puis de la loi du 11 mai 2020 prorogeant l’état d’urgence sanitaire et complétant ses dispositions, et encore de la loi du 9 juillet 2020 organisant la sortie, fort graduée, de l’état d’urgence sanitaire.

Cependant, suite notamment à l’avis alarmant du Comité scientifique du 19 octobre 2020, le gouvernement a déposé un projet de loi autorisant la prorogation de l’état d’urgence sanitaire et portant diverses mesures de gestion de la crise sanitaire, en cours de discussion, lui-même précédé d’un projet de loi prorogeant le régime transitoire institué à la sortie de l’état d’urgence sanitaire, également en examen parlementaire. Entretemps vient d’être publié le décret du 29 octobre 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de la Covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, et dont l’article 4 pose, sous réserve de diverses exceptions qu’il fixe, que «  Tout déplacement de personne hors de son lieu de résidence est interdit ». 

L’avis, essentiellement favorable, du Conseil d’État du 20 octobre 2020 rendu sur le premier projet de loi précité décrit synthétiquement, dans une démarche diachronique, les étapes de cette inexorable fantasia législative et réglementaire.

Au fond, nécessité fait décidément loi et jusqu’à présent, le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État ont validé l’essentiel des décisions publiques prises par l’État forteresse anti-pandémie.

Quatre censures notables méritent cependant d’être relevées.

Les données médicales des personnes atteintes par la Covid-19 et de celles ayant été en contact avec ces dernières peuvent être partagées entre certains professionnels chargés de traiter les chaînes de contamination, mais pas avec les organismes qui assurent l’accompagnement social des intéressés, car, cet accompagnement ne relève pas directement de la lutte contre l’épidémie, sauf à violer le droit constitutionnel à la vie privée (CC n° 2020-800 DC, 11 mai 2020, cons. 69).

De plus, les mesures de mise en quarantaine, de placement et d’isolement en cas d’état d’urgence sanitaire, doivent être accompagnées de garanties, notamment quant aux obligations pouvant être imposées aux personnes y étant soumises, à leur durée maximale et à leur contrôle par le juge judiciaire, dans l’hypothèse où elles seraient privatives de liberté (CC précité, cons. 85).

Par ailleurs, le Conseil d’État a suspendu les interdictions de manifester (CE, 13 juin 2020, Ligue des droits de l’homme et autres) et des offices dans les lieux de culte (CE 18 mai 2020, n° 440366). 

Enfin, force est aussi de relever que l’État providence, auquel la pandémie a donné une jouvence, a aussi joué à plein pour pallier les effets socioéconomiques forts négatifs de la crise sanitaire et des mesures de police prises pour en sortir. 

L’économiste Patrick Artus a calculé qu’au printemps, chaque vie sauvée aurait ainsi « coûté » 6 millions d’euros. Mais si la vie a peut-être un coût, elle n’a sûrement pas de prix. C’est en tout cas un principe de notre ordre juridique républicain.

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