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Ouvrage | Covid-19 : regards croisés sur la crise

Zones vertes et rouges pour gérer la pandémie

Publié dans Géopolitique, Droit, Société 9 mn - Le 01 mars 2021

La pandémie de Covid-19 représente un défi mondial sans précédent. Dès le mois de mars 2020, de nombreux gouvernements dont celui de la France ont instauré une série de mesures de distanciation sociale allant jusqu’au confinement.

Début avril, nous avons introduit une méthode simple pour gérer la pandémie de Covid-19. Elle repose sur quatre principes : 1) découper le territoire (un pays, un continent, le monde) en zones ; 2) marquer chaque zone en vert, orange ou rouge selon des critères épidémiologiques objectifs et communs — dans les zones vertes le virus est maîtrisé ; 3) retour progressif à la normale dans les zones vertes, mais adoption de mesures sanitaires strictes en dehors, et 4) permettre la libre circulation entre zones vertes, mais limiter les autres voyages. Utilisée par la France et l’Espagne dès la fin du mois d’avril, nous l’avons tout de suite proposé à la Commission européenne. Après des mois d’indécision, les pays membres ont enfin annoncé un plan commun le 13 octobre. Notre méthode sera désormais utilisée — avec cependant une faiblesse inquiétante : des zones vertes seront identifiées, mais leur protection mal assurée. Notre prochain défi sera de sanctuariser les zones vertes et de vacciner par zones.

Ces mesures sanitaires extrêmes posent l’épineuse question du retour à la vie normale : comment éviter le retour de l’épidémie tout en minimisant les dommages socio-économiques ? Faut-il procéder à un déconfinement rapide pour atteindre une immunité collective, ou au contraire lui préférer un déconfinement lent et progressif en attendant l’arrivée d’un traitement ou d’un vaccin ?

Pour répondre à ces questions, avec Bary Pradelski (CNRS), nous avons imaginé1 un modèle mathématique simple permettant de visualiser la progression erratique du virus. Son analyse nous a permis ensuite de proposer une méthode pour gérer la pandémie fondée sur trois étapes clés : (1) le découpage du territoire en différentes zones ; (2) l’identification de zones vertes (où la Covid-19 est sous contrôle, par opposition aux zones rouges) ; (3) la fusion progressive de ces zones vertes. La logique est simple : remplacer le confinement national par des confinements ciblés dans les zones rouges, et revenir à la normale progressivement dans les zones vertes.

L’idée d’utiliser des zones rouges et vertes pour gérer la pandémie s’est imposée très vite. Dès le 28 avril, la France et l’Espagne adoptent notre logique dans leurs stratégies de déconfinement. Quelques semaines plus tard, les mots « bulles de voyage » ou « couloirs touristiques » emplissent les journaux : notre méthode pourrait sauver la saison touristique2. Pourtant l’été passa sans une logique commune de zones rouges et vertes, bien que des reconfinements ciblés apparaissent ici et là dès le mois d’août avec l’arrivée de la deuxième vague. Le point culminant se produit le 13 octobre : l’Union Européenne adopte notre proposition presque mot pour mot.

Comment est-ce possible ? Comment, en l’espace de quelques mois, un modèle mathématique a-t-il pu se glisser dans les sphères politiques, légales, sanitaires et socio-économiques de l’Europe ?

Pour répondre à cette question, il nous faut revenir au début.

Première étape : modèle mathématique

Nous partons d’un constat simple : nous faisons tous partie d’un réseau d’interactions physique. En affaiblissant ce réseau, nous limitons la propagation du virus. Mais là où la distanciation sociale ne fait que ralentir la propagation et le confinement national est injuste et disproportionné, découper le réseau en parties disjointes et appliquer des confinements ciblés pourraient s’avérer nettement plus efficace.

Imaginons un pays comme la France, de 67 millions d’habitants, découpé en cellules disjointes d’entre 10 000 et 200 000 habitants. Marquons en vert les cellules où le virus est maîtrisé, en rouge les autres. Dans les cellules rouges, on confine afin d’endiguer la propagation du virus, et donc passer au vert après 14 à 28 jours. Dans les cellules vertes, on reprend progressivement une vie normale. On évite les déplacements non-essentiels entre cellules rouges et vertes, mais permet progressivement tous les déplacements dans les « zone vertes », i.e. des regroupements de cellules vertes.

Inspirés par des modèles épidémiologiques classiques, on définit une dynamique markovienne sur le réseau de cellules rouges et vertes : à chaque période, une cellule verte devient rouge — et ce, pendant un nombre aléatoire de jours — avec une probabilité qui dépend, d’une part du nombre total de cellules rouges dans le réseau (contamination exogène) et, de l’autre, de la propagation du virus au sein des zones vertes (contamination endogène). Quelques simulations ont confirmé notre intuition : les zones vertes pourraient être rapidement unifiées jusqu’à recouvrir l’ensemble du territoire français en deux à quatre mois, à condition de respecter strictement les mesures sanitaires et le zonage. La clé : regrouper les cellules d’une manière intelligente pour que la croissance exponentielle, notre ennemie dans la propagation du virus, devienne notre alliée dans le combat contre la pandémie.

Figure 1 

Exemple d’une simulation sur une grille de taille 4x4. Pour un pays comme la France, nous avons utilisé des grilles de taille 32x32 et 64x64. Les nombres à l’intérieur des cellules rouges indiquent les jours restants avant de passer au vert.



Deuxième étape : proposition politique

En termes politiques, le modèle mathématique décrit ci-dessus se traduit par une gestion de la pandémie progressive et territoriale. Notre méthode peut se décrire en trois étapes3 :

(1) Découper le pays en unités territoriales, ou zones. Le découpage doit être acceptable d’un point de vue politique, économique et social, et implémentable.

(2) Marquer en vert les zones où le virus est maîtrisé — hôpitaux opérationnels, faible incidence cumulée, tests largement administrés et avec taux de positivité faible. Marquer en rouge le reste. Le marquage doit être basé sur des critères objectifs communs et prédéfinis par les autorités sanitaires.

(3) Limiter les déplacements entre les différentes zones dans un premier temps — sauf pour des impératifs médicaux, professionnels, ou familiaux. Puis, relâcher progressivement cette interdiction entre zones vertes.

Comment utiliser la méthode ?

Rôle du marquage. Le marquage fournit un cadre permettant d’adopter des politiques flexibles et intelligibles. D’une part, concernant les mesures sanitaires et les restrictions en vigueur dans chaque zone (plus strictes dans les zones rouges). De l’autre, concernant les restrictions de mobilité entre les zones (notamment de rouge à vert).

Communication. Les marquages en vigueur, ainsi que les implications qui en résultent, doivent être accessibles à tous, à tout moment. Il est important de communiquer sur le fait que ceux-ci évoluent au cours du temps.

La France et l’Espagne répondent présent

Dès sa parution, la méthode reçoit beaucoup d’attention de la part des gouvernements français (via le Conseil d’Analyse Économique) et espagnol (via les ministères de Santé, et d’Industrie, Commerce et Tourisme). Les deux pays décident enfin de l’adopter : la France se découpe en 101 cellules, ses départements, l’Espagne se découpe en 59 cellules, ses 48 provinces continentales et ses 11 îles.

Figure 2

Zones rouges et vertes en France pour un déconfinement territorial et progressif.


Inattendue, parce que non-coordonnée, cette action commune ouvre soudain une voie jusque-là insoupçonnable : la logique des zones rouges et vertes ne pourrait-elle pas aussi constituer la base d’une stratégie coordonnée au sein de l’Union européenne (UE) ? Rappelons qu’à ce moment-là presque toutes les frontières sont fermées. Le projet européen — fondé sur la libre circulation — est donc en danger.

Troisième étape : zones rouges et vertes en europe

Les trois principes décrits ci-dessus peuvent s’adapter facilement4 au contexte européen : il suffit de penser l’UE comme un pays où les pays membres sont des régions. Notre méthode5 peut donc se décrire de manière similaire :

(1’) Découper chaque pays en zones — départements, provinces, régions.

(2’) Marquer en vert et rouge les zones en fonction de la maîtrise ou non du virus. Les marquages doivent être basés sur des critères communs, objectifs et prédéfinis — le CEPCM6 peut centraliser l’attribution et le suivi des marquages verts.

(3’) Permettre les déplacements entre zones vertes sans aucune restriction, mais limiter les déplacements (non-essentiels) à l’intérieur des zones rouges, et entre zones rouges et vertes, avec des critères communs, objectifs et prédéfinis.

L’Union Européenne répond présent - ou presque 

Notre méthode fait son chemin auprès des décideurs politiques de toute l’Europe. Plusieurs cabinets de commissaires de l’UE manifestent leur intérêt, avec un soutien particulièrement marqué de la part de la France et de l’Espagne. Enfin l’Allemagne, qui assure la présidence de l’UE, dirige l’effort final jusqu’à son adoption le 13 octobre. 

Cependant, l’accord européen possède une faiblesse importante : si bien les critères de marquage sont objectifs, clairs et communs, et la mobilité entre zones vertes affirmée, les restrictions de mobilité entre zones rouges et vertes ne sont pas précisées. Pire encore, chaque pays membre est appelé à choisir les restrictions que bon lui semble. Ce dernier point est le vrai talon d’Achille de l’accord européen. Sans un ultime effort de coordination des pays membres, le réseau des zones vertes sera confus et fragile : d’une part, il est important que les restrictions soient harmonisées et, de l’autre, il est essentiel que les zones vertes soient sanctuarisées7.

Conclusion : politique par zones ?

L’introduction des zones vertes et rouges permet de différencier des territoires par des critères objectifs et communs concernant uniquement leurs situations épidémiologiques. Par-delà les frontières et les différences politiques, économiques et sociales, toutes les zones rouges partagent une même réalité — d’une part, les personnes vulnérables à protéger, de l’autre, une économie fragilisée. Il en est de même pour les zones vertes — le retour progressif à la vie normale ne doit pas précipiter la réimportation du virus.

Avec l’arrivée du vaccin, nous devrons répondre à deux questions complémentaires : combien de vaccins attribuer à chaque zone, et comment distribuer les vaccins au sein de chaque zone. Fixer, pour chaque pays, des quotas de doses de vaccin en fonction de la population est peut-être trop simpliste face au moment exceptionnel que nous traversons. Une vaccination par zones pourrait être la clé pour assurer un retour à la normale à la fois rapide et sécurisé8.



Références

  1. Exit strategy: from self-confinement to green zones, L Attia, M Oliu-Barton et B Pradelski. Esade EcPol, le 8 avril 2020.
  2. Green-zone travelling: A pan-European approach to save tourism, M Oliu-Barton et B Pradelski. Esade EcPol, le 4 mai 2020.
  3. Il faut une méthode de déconfinement efficace et sécurisée, M Oliu-Barton et B Pradelski. Le Monde, le 27 avril 2020.
  4. Mettre en place une stratégie commune pour gérer la pandémie n’a rien d’évident étant donné la complexité politique, administrative et légale de l’UE.
  5. Green bridges: reconnecting Europe to avoid economic disaster, M Oliu-Barton et B Pradelski. VoxEU, le 30 avril 2020.
  6. Centre européen de prévention et de contrôle des maladies.
  7. Sanctuarisons les zones vertes ! M OliuBarton et B Pradelski. Les Echos, le 14 octobre 2020.
  8. Une politiques de vaccination par zones, M Oliu-Barton et B Pradelski. Terra Nova, le 2 octobre 2020.

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