Ouvrage | Covid-19 : regards croisés sur la crise
Quand la science est au centre de la décision publique : quelle place pour les questions ouvertes ?
À travers un exemple marquant de la crise de la Covid-19, ce texte illustre la circulation débridée d’arguments autour d’une controverse scientifique rendue publique, et indique quelques erreurs logiques (dans les glissements des arguments) et sociologiques (dans la méconnaissance des rôles et pratiques sociales) qui ont polarisé inutilement un débat complexe.
La pratique de la recherche s’en est trouvée bouleversée, l’animosité s’est exprimée de façon régulière au sein même de l’Université, lieu de Raison : ceci devrait permettre, en suivant Étienne Klein, de repenser sainement certains rapport science-société.
Face au dernier livre d’Étienne Klein « Le goût du vrai », on est frappé par le fait qu’il évite soigneusement de citer le nom de l’objet sur lequel repose sa réflexion. Il commente le fait que c’est une folie de faire juger l’efficacité d’un médicament par l’opinion publique (un sondage). Ce faisant, il élude Hydroxychloroquine, contourne HCQ et ignore le Plaquénil. C’est un signe de sa prudence, car, même s’il en appelle surtout dans son livre à revenir aux conditions d’existence du dialogue savant, qui se doit d’être ouvert et toujours curieux, cette esquive lui permet de ne pas risquer une réprobation qui semble aujourd’hui presque systématique.
En effet, l’hydroxychloroquine (ci-après HCQ), un produit hier plutôt banal pour les voyageurs, est aujourd’hui devenu un mot-symbole : il peut déclencher des réactions de rejet à l’encontre de son émetteur, allant jusqu’au refus d’avoir des échanges argumentés. Ce qui nous intéresse ici est de constater que cette réaction se retrouve au sein même du monde qui est censé porter la raison et le respect des arguments contradictoires : le monde scientifique. Dans ce chapitre, nous traçons quelques étapes de la discussion publique qui ont eu un impact identifiable sur la possibilité même de débattre sur la base d’arguments objectifs au sein du monde savant.
Proposition initiale et formes de réprobation
La proposition initiale de l’Institut Hospitalo-Universitaire de Marseille, présentée par Didier Raoult en mars 2020 sur le site de l’IHU1 , était un protocole de soin, basé entre autres sur une molécule (HCQ) dont cet institut avait une connaissance déjà poussée. Le protocole proposait l’enchaînement de « dépistage - isolement des cas positifs - prescription sur cinq jours du triptyque [zinc + Az + HCQ] - deux rencontres de suivi avec électrocardiogramme et dosage du potassium ». Dès le début, c’est l’ensemble de ce protocole qui est présenté comme ayant un rôle à jouer dans la réduction de l’épidémie. Est en particulier importante la notion de soin précoce – qui réduit la charge virale et donc la transmissibilité du virus. En mars, le protocole n’est pas présenté par l’IHU comme étant axé vers la réduction de mortalité (qui finit par être un indicateur pertinent puisque réduire la charge virale réduit globalement les évolutions de la maladie) mais bien vers l’idée de « casser la diffusion de l’épidémie ».
Ce choix nous a particulièrement intéressé, car il est possible de montrer dans des modèles de diffusion théoriques que, même en considérant un dépistage très imparfait dans la population, l’effet d’un soin précoce peut être très net pour réduire sensiblement la diffusion d’un virus2. Cette stratégie n’est pas neuve, et l’Institut Pasteur3 de Lille a annoncé également un soin précoce pour 2021.
Plusieurs types de reproche ont été adressés à Didier Raoult dans la presse. Tout d’abord sous forme d’attaque ad hominem : soupçon de comportement mandarinal, h-index douteux car trop élevé, accusation de harcèlement par les syndicats, non reconnaissance de l’IHU par les instances du CNRS et de l’Inserm, et enfin un peu d’ « antivax » et de « climatoscepticisme ». Puis, des check news ont par deux fois critiqué ses interventions sur le site de vidéos de l’IHU. En février c’est la diffusion des résultats chinois in vitro sur la chloroquine qui a été accusée d’être fake (puis réhabilitée immédiatement). La seconde accusation de fake news, elle, a concerné les résultats publiés lors de l’élaboration du protocole. En moins d’un mois, des tests préliminaires par tâtonnements ayant été faits, l’IHU a proposé la trithérapie présentée ci-dessus, et a diffusé les résultats de ses tests.
La recherche des « arguments-massue »
Du mois de mars au mois de mai, des tribunes de presse de médecins ou de chercheurs ont soutenu ou attaqué le point de vue défendu par Didier Raoult, tandis que de grands journaux prenaient position contre lui4. On a alors pu observer un certain nombre de glissements dans les discours qui s’opposaient à l’usage de l’HCQ, tout d’abord sur la définition même de ce dont on « discutait publiquement » :
- La discussion s’articulait autour de l’usage de HCQ seulement – ni la trithérapie, ni le protocole entier, en particulier la précocité essentielle de la prise des médicaments a été oubliée,
- La discussion s’est fortement focalisée sur la personne qui portait la proposition. La vingtaine de professeurs d’université de l’IHU et leurs équipes qui participaient au travail ont été ignorés.
- Des déclarations politiques de dirigeants du continent américain ont aussi associé HCQ à des positions d’extrême-droite, rendant le sujet « politique ».
Ce glissement de l’argument de l’espace scientifique à l’espace médiatique s’est fait au tout début de la controverse, et soudain deux « évidences » se sont imposées :
- la démonstration doit être exposée en même temps que l’hypothèse, ce qui est une exigence absurde en science. L’exemple du boson de Higgs qui a attendu de 1964 à 2012 pour passer d’hypothèse à objet observable nous rappelle qu’un mois n’est pas un délai maximum pour établir une preuve.
- il existe des formes de démonstration supérieure aux autres : ici la démonstration préliminaire liée au travail exploratoire qualitatif était vu comme sans valeur car, apparemment, la « random experiment » a pris un rôle de démonstration nécessaire et suffisante dans beaucoup d’esprits. Or on sait qu’une démonstration statistique unique ne saurait être une preuve finale. En outre, il n’est pas forcément simple de comprendre pourquoi la preuve doit être faite qu’un traitement est « mieux qu’un placebo » en cas d’épidémie qui affole la planète : la démonstration est coûteuse, longue et délicate car discriminer l’action du traitement de l’effet placebo pour une modification de mortalité autour de 0,5 % nécessite d’enrôler des dizaines de milliers de patients.
Ce dernier point a occasionné un autre glissement argumentatif. Le fait de publier des tests préliminaires a été considéré alors comme un signe de « charlatanisme » : le manque de random experiment prouvait la fausseté de l’hypothèse et la faiblesse scientifique de son porteur.
Le troisième glissement démonstratif a eu lieu avec une étude parue dès avril, puis deux articles publiés en mai, dont un devenu célèbre dans le Lancet5 : la dangerosité du protocole y était mise en avant, l’HCQ tuait plus qu’elle ne sauvait. A priori ces études voulaient contrecarrer l’idée que la rationalité risque-bénéfice poussait de façon évidente vers l’usage de l’HCQ. Ces articles reposaient sur la preuve par la méta-analyse, la seconde forme de démonstration qui allait devenir « argument massue » et se révéler une forme de preuve supérieure aux autres.
Bien que rétracté en moins de deux semaines par la revue, l’article du Lancet a produit un effet majeur sur les imaginaires, mais d’une façon particulière : en septembre il m’a été possible d’entendre un professeur d’université anglais, lors d’une discussion privée, affirmer « l’article du Lancet qui faisait la preuve que HCQ fonctionne a été rétracté : c’est la preuve que l’HCQ ne fonctionne pas », ce qui pouvait surprendre. La dernière étude par méta-analyse montrant la dangerosité de l’HCQ et publiée fin août6 est également devenue une « preuve » importante – alors que ce travail présentait lui-même un biais en incluant des études où les doses et dates d’administration étaient très variables et ignorant volontairement les publications de l’IHU7. Un chercheur a ainsi pu signifier en se basant sur cet article, lors d’une intervention en conférence qu’il était « interdit d’utiliser l’hypothèse que HCQ fonctionne ». L’observation participante menée permet de dire que cet article (écrit par des français) est souvent celui cité par des chercheurs pour clore une discussion - soit dans des groupes soit dans la conversation personnelle.
Une avancée scientifique « article par article »
À partir de fin août, un site qui réunit de façon dynamique tous les articles publiés sur le thème de l’HCQ a été créé8. À partir de là, il était possible de constater que la discussion scientifique autour du fonctionnement de l’HCQ était toujours très active (entre 23 et 37 articles par mois de mai à novembre), ce qui laisse à supposer que le monde médical trouve encore la question intéressante, et prend l’hypothèse de soin précoce au sérieux. Ce site interprète les résultats de tous les articles récupérés (qui semblent bien inclure, après de longues vérifications, tous les articles sortis depuis février), en expliquant de façon transparente les critères d’analyse et les éventuelles divergences avec l’auteur des articles publiés. Sont signalés tant les articles qui concluent positivement que négativement, ou qui sont sans conclusion nette (ce jugement étant réalisé article par article par les auteurs du site), les méta-analyses (non intégrées à la méta-analyse du site, ce qui semble parfaitement logique) et les études concernant la sécurité du protocole. Ayant exposé tous les critères d’analyse, les auteurs du site affichent leur conclusion sur la réduction de mortalité pour l’usage précoce et l’usage tardif de l’HCQ. La transparence du site est presque idéale et pourrait constituer un exemple de communication pour des étudiants : elle permet réellement de suivre la discussion internationale en temps réel. Un point négatif reste l’anonymat des auteurs, qui proclament fuir les médias et ne pas souhaiter de menace de mort (comme celle reçue par Didier Raoult en octobre), mais la qualité du site indique de réelles compétences académiques. Vers le 28 octobre environ le site proposait une extrapolation « à la hache » du nombre de « morts qui auraient pu être évités si on avait accepté l’HCQ plus tôt » mais cette extrapolation particulièrement maladroite et peu sérieuse a disparu – on peut penser que la case qui propose de formuler des remarques est prise au sérieux par les auteurs du site, et que quelqu’un a signalé que c’était un point absurdement simpliste, donc faux. Enfin, des sites voisins, tenus par les mêmes auteurs sont apparus, recensant l’effet d’autres molécules sur le marché.
Bien sûr, ce site connaît aussi ses détracteurs et est accusé d’être un site de fake news9, même si l’intégralité des critiques portées se révèlent être seulement le contenu du paragraphe ci-dessus. Ce qui choque le plus la critique est que le site propose parfois des interprétations différentes des auteurs des articles initiaux. Or, quel chercheur n’a pas déjà constaté que tous n’interprètent pas les données de la même façon et que, si cette discussion est rendue publique, la transparence augmente au lieu de diminuer. Mais les services de check news ne sont visiblement pas des scientifiques en activité, et peuvent penser que cette pratique quotidienne et légitime relève de la malignité.
De façon intéressante, les effets irréversibles de la disqualification, parfaitement ancrés dans le monde journalistique, ont pu apparaître au sein même de la recherche. Et ceci malgré la vivacité perceptible des débats et l’inflexion de plus en plus nette vers un résultat positif pour l’HCQ (pas encore statué). C’est un point que tout un chacun pourrait tester : il est à parier que parler d’HCQ permettra de se faire considérer comme un être facile à abuser, voire complotiste. À ce stade, être informé d’une discussion en cours semble un signe de faiblesse d’esprit.
Prendre garde aux circulations d’arguments
Cette crise aura permis d’observer de façon plus intense que par le passé comment une controverse a engendré des discours très simplifiés à base de hiérarchie absolue de méthodes, disqualification ad hominem, prétention à la clôture précoce de la discussion scientifique par les médias. En outre, cette erreur dans le registre de la preuve, pointée par Étienne Klein, a été appropriée par des chercheurs, qui préféraient les points de vue des check news que l’observation systématique de résultats. C’est donc bien le monde de la recherche qui doit tirer des conclusions rapides sur cette crise de la production de connaissance, où la ministre n’est même pas intervenue pour calmer un lynchage médiatique un peu obscène. Si les chercheurs se font dicter les questions pertinentes par les journalistes, comment pourront-ils atteindre l’idéal de la Science, « voir au-delà des apparences » ? On ne peut, avec Étienne Klein, qu’appeler à une réflexion globale sur la construction d’espaces sécurisés de réflexion et d’argumentation, déchargés de jugements de valeur trop hâtifs.
Notes & Références
- www.mediterranee-infection.com/toutes-les-videos-sur-le-coronavirus/
- Rouchier J., Barbet V., 2020, « La diffusion de la Covid-19. Que peuvent les modèles ? », Editions Matériologiques
- www.lavoixdunord.fr/870155/article/2020-09-25/medicament-contre-le-covid-19-l-institut-pasteur-de-lille-decouvre-une-molecule
- www.nytimes.com/2020/05/12/ magazine/didier-raoult-hydroxychloroquine.html
- www.thelancet.com/journals/lancet/ article/PIIS0140-6736(20)31324-6/fulltext
- www.clinicalmicrobiologyandinfection. com/article/S1198-743X(20)30505-X/fulltext
- Cet oubli assumé a de quoi rendre perplexe car pouvait signifier que la méta-étude se positionnait « contre » l’IHU au point de nier la réalité de leurs résultats.
- c19study.com
- Le pdf était disponible à l’adresse : https:// www.newsguardtech.com/wp-content/ uploads/2020/08/COVIDAnalysis.pdf , consulté en date du 15 novembre 2020. Il n’est plus en ligne mais accessible sur demande auprès de : www.newsguardtech.com/fr/coronavirusmisinformation-tracking-center/ ou de l’auteur de ce chapitre.