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Ouvrage | Covid-19 : regards croisés sur la crise

Quelle valeur pour une réduction des risques de mortalité en période de pandémie ?

Publié dans Géopolitique, Droit, Société 11 mn - Le 01 mars 2021

Le trajet du matin en métro vaut-il le risque d’attraper un rhume ? Le plaisir d’un jogging matinal vaut-il le risque de se blesser au genou ? Chaque action et décision comporte un risque ! Le danger est partout autour de nous et nous y sommes habitués.

Le mieux que nous puissions faire est de réduire légèrement notre exposition au danger. Par exemple, boucler notre ceinture de sécurité en conduisant ou ne boire que de l’eau en bouteille peut réduire les risques de blessures mortelles ou de contracter des maladies douloureuses. Aujourd’hui, se laver les mains et rester à distance de sécurité entre nous peut, de fait, réduire le risque pour notre santé et notre vie. Mais, poussées à l’extrême, ces mesures de distanciation sociale peuvent être extrêmement coûteuses pour la société dans son ensemble. On peut se demander jusqu’à quel point elles sont souhaitables. Pour répondre à cette question, nous avons besoin d’une mesure qui nous permette de pondérer les avantages par rapport aux coûts. Ce court article décrit l’utilisation d’une telle mesure, ses points forts et ses limites.

La pandémie du nouveau coronavirus (Covid-19) est considérée comme l’une des plus grandes menaces de santé publique de notre temps. À l’échelle mondiale, les gouvernements sont contraints de perturber considérablement l’activité économique pour empêcher les cas de Covid-19 et les décès de croître de manière exponentielle. Pour déterminer la durée de ces perturbations, il faut comparer leurs coûts à leurs avantages. Un des défis consiste à mesurer les bénéfices de la réduction du risque de mortalité lié à la Covid-19 dans les mêmes unités que les coûts de leur fourniture. Pour relever ce défi, les agences gouvernementales du monde entier, y compris les autorités françaises, disposent d’outils économiques qui leur permettent de faire de telles comparaisons. L’un de ces outils est la Valeur d’une Réduction de Risque (VRR) de mortalité, qui est utilisée pour quantifier les avantages monétaires des réductions du risque de mortalité induites par la réglementation ou les investissements. 

Qu’est-ce que la VRR, exactement ? Prenons l’exemple de faire du vélo dans les rues de Paris : c’est une expérience à la fois passionnante et audacieuse. L’achat d’un casque (fortement conseillé !) réduit l’exposition à une blessure grave, voire mortelle. En achetant un casque, un compromis monétaire clair apparaît. La personne qui achète le casque est prête à payer pour réduire l’exposition à ce qu’elle perçoit comme un risque pour sa vie et sa santé. En bref, la VRR mesure la volonté de payer pour réduire le risque de mortalité pour soi-même d’un montant très (très) faible. Dans le contexte de l’évaluation socio-économique, la VRR est l’une des mesures les plus influentes. Pour vous donner une idée, une analyse rétrospective du Clean Air Act américain (l’une des réglementations environnementales les plus importantes aux États-Unis) révèle que les améliorations du risque de survie représentaient 95 % de la valeur actuelle des bénéfices monétisés de la loi entre 1970 et 1990 (Agence américaine de protection de l’environnement, 1997). Il est donc indispensable d’obtenir correctement les estimations de la VRR. 

Comme il n’y a pas de « prix » pour la réduction du risque de mortalité, il est difficile pour un économiste d’obtenir des données précises sur ces compromis entre revenu et réduction de risque de mortalité. Pour tenter de résoudre ce problème, les chercheurs en économie utilisent des techniques d’évaluation non marchande, notamment des méthodes de préférence révélée et de préférence déclarée. Les méthodes des préférences révélées déduisent les préférences des individus à partir de leur comportement dans des contextes qui affectent leurs risques de mortalité. Par exemple, en examinant les décisions d’achat de casques des individus, c’est possible d’inférer leur volonté à payer pour réduire leur risque de mortalité. Les méthodes des préférences déclarées, en revanche, sont basées sur les réponses des répondants à des choix hypothétiques. Dans ces études, les individus sont directement interrogés sur leur volonté à payer pour une réduction du risque de mortalité. 

Il y a au moins un fait stylisé concernant la VRR : elle augmente avec le revenu. Lorsque le revenu augmente, parce que les besoins fondamentaux, tels que l’accès à l’eau potable et à un logement convenable, sont satisfaits, cela ouvre la possibilité d’améliorer encore les conditions de vie. Ainsi, la volonté à payer pour une réduction du risque de mortalité augmente avec le revenu. Les estimations officielles de la VRR des différents pays reflètent cette relation empirique. Le gouvernement américain, dont le produit national brut par habitant est au moins 30 % plus élevé qu’en France, utilise des estimations de VRR proches de 9 millions d’euros (en 2020 euros), tandis que l’administration française utilise une estimation de 3,2 millions d’euros (en 2020 euros). Pour donner un dernier exemple, avec un PNB par habitant 7,7 fois inférieur à celui des États-Unis, la Colombie devrait avoir une VRR estimée à près de 0,5 million d’euros (en 2020).

Dans le contexte actuel de pandémie, en prenant les estimations de VRR à leur valeur nominale, les bénéfices potentiels qui peuvent être obtenus d’une politique visant à prévenir la moitié des décès attribuables à la Covid-19 sont substantiels. En tenant compte de la composition de la population, l’estimation implique que toute politique mise en œuvre par le gouvernement français et qui coûterait jusqu’à 60 % du PNB français en 2015 pourrait apporter des bénéfices positifs. De même, le gouvernement américain pourrait mettre en œuvre une politique identique coûtant jusqu’à 100 % de son PNB en 2015 et en tirer des bénéfices positifs. Enfin, compte tenu de ses revenus plus faibles et de sa population plus jeune, le gouvernement colombien pourrait mettre en œuvre une politique coûtant jusqu’à 40 % de son PNB en 2015 et en tirer des bénéfices nets. Bien entendu, la meilleure politique qu’un gouvernement puisse mettre en œuvre n’est pas la plus coûteuse, mais plutôt la plus efficace. 

Toutefois, les résultats présentés ci-dessus ne tiennent pas compte de la nature de la maladie, ni de l’ampleur des effets économiques. En d’autres termes, la Covid-19 est dangereuse et la combattre sans vaccin est coûteux. Compte tenu de cela, les estimations de la VRR actuellement établies peuvent ne pas être appropriées. 

La VRR est définie comme la volonté à payer pour un risque de mortalité très (très) faible. Les études sur la VRR proposent des réductions du risque de mortalité de l’ordre de 1 sur 100 000 personnes ou de 1 sur 10 000 personnes. Cependant, au plus fort de la première vague de la Covid-19, les réductions de risque qui pouvaient être obtenues en imposant des confinements sévères (et coûteux) étaient de plusieurs ordres de grandeur plus importants (d’environ 1 sur 100 ou 1 sur 1 000). L’ampleur des réductions de risques de mortalité joue un rôle important dans l’estimation de la VRR. Pour comprendre pourquoi il en est ainsi, imaginez que vous ayez soif et que vous soyez prêt à payer une somme importante pour un verre d’eau. Après avoir bu votre premier verre, votre volonté de payer pour le deuxième verre n’est certainement pas aussi grande que pour le premier. Un phénomène similaire se produit avec des réductions de risques supplémentaires : on finit par être rassasié. La figure 1 (ci-dessous) illustre l’effet de l’importance de la réduction des risques sur une VRR basée aux États-Unis et en France. Lorsque la réduction du risque augmente pour atteindre des valeurs non marginales, la VRR diminue fortement. La VRR aux États-Unis passe d’une valeur proche de 9 millions d’euros à une valeur de 5 millions d’euros, tandis que la VRR en France passe de 3,2 millions d’euros à une valeur de 1,7 million d’euros. Le maintien d’une VRR constante peut surestimer les bénéfices d’une politique réduisant les risques de mortalité de l’ordre de 1 sur 100.

Figure 1 :
VSL et réduction du risque



Note : Le risque de base implicite de décès dans les deux scénarios fictifs est de 0,1. Les résultats restent qualitativement similaires si l’on suppose un risque de base différent. 

En outre, sans vaccin, la plupart des politiques dont disposent les gouvernements pour réduire de manière crédible le risque de mortalité dû à la Covid-19 ont un impact considérable sur les contraintes budgétaires des individus. La VRR étant une mesure de la volonté des individus à payer pour réduire un risque de mortalité, elle devrait également diminuer avec le resserrement des contraintes budgétaires des individus. Ainsi, comme il y aura moins de ressources disponibles à dépenser, la volonté individuelle de payer pour les risques de mortalité diminuera également. Pour fixer les idées, imaginez une politique qui réduise sensiblement la mortalité liée à la Covid-19, mais qui coûte en moyenne 10 % du PNB par habitant. Si ce choc négatif persiste dans le temps, un ajustement de la VRR peut s’avérer nécessaire pour tenir compte de cette baisse significative des revenus.

L’ajustement de la VRR en fonction du revenu n’est pas nouveau. Cette opération est couramment effectuée dans les pays où la recherche primaire sur la VRR est absente. La technique la plus souvent utilisée est appelée « benefit-transfer ». Comme son nom l’indique, cette technique consiste à transférer les estimations de la VRR d’un pays (où une estimation de la VRR existe) vers un autre pays (où une estimation de la VRR n’existe pas). Bien qu’il y ait de nombreuses différences, le revenu est le seul facteur d’ajustement. De même, dans notre exemple de Covid-19 ci-dessus, il semblerait que les estimations de VRR doivent être « transférées » dans une situation où le PNB par habitant est inférieur de 10 %. Pourtant, cela soulève la question suivante : de combien devrions-nous l’ajuster à la baisse ?

L’ampleur de l’ajustement dépendra de la valeur que les individus accordent à la réduction du risque de mortalité par rapport à la consommation d’autres biens et services. Il est généralement admis que si les individus sont suffisamment riches, une baisse de 10 % de leur revenu peut se traduire par une diminution de 10 % de leur volonté de payer pour la réduction du risque de mortalité. En effet, si les individus sont suffisamment riches, la perte de 10 % de leur revenu leur permet encore d’acheter tout le reste. Cela ne reste pas vrai si les individus n’ont pas suffisamment de revenus au départ. Étant donné que les préoccupations principales, telles que l’accès à l’eau potable et à l’électricité, sont plus importantes pour les personnes à faibles revenus que pour les personnes à revenus élevés, la volonté à payer pour la réduction du risque de mortalité des personnes à faibles revenus devrait diminuer de beaucoup plus de 10 %. Ainsi, l’ampleur de l’ajustement dû au revenu pourrait être plus faible dans les pays développés (comme les États-Unis, la France...) que dans les pays en développement (comme la Colombie...).

Faut-il utiliser une VRR différente pour évaluer le risque lié à la Covid-19 ? L’ampleur de la réduction du risque, ainsi que l’impact sur le revenu des interventions du type confinement suggèrent que la VRR pourrait être ajustée à la baisse. Néanmoins, d’autres considérations peuvent suggérer d’ajuster les estimations de la VRR à la hausse. Par exemple, dans leurs orientations sur l’analyse d’impact, la Commission européenne et le Trésor britannique ont recommandé d’utiliser une estimation de VRR plus élevée pour le cancer. Cette recommandation est motivée par la nature redoutable de la maladie. Si les personnes craignent de mourir de la Covid-19, il faut en tenir compte. En outre, la Covid-19 est susceptible d’influencer les préférences des individus en matière de sécurité (c’est-à-dire les individus qui se soucient de la sécurité d’autrui). Si tel est le cas, les estimations de la VRR doivent être augmentées d’un montant reflétant ces préférences altruistes liées à la sécurité. Des recherches empiriques supplémentaires sont nécessaires pour déterminer quel effet domine.

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